Les arguments présentés par Me Aissata Tall SALL vendredi, concernant les principes d’intangibilité des droits et de non-rétroactivité des lois, qu’elle considère comme des obstacles potentiels à l’abrogation d’une loi d’amnistie, méritent une réflexion plus approfondie. Bien que ces principes soient fondamentaux dans de nombreux systèmes juridiques, ils ne sont pas absolus. En effet, dans des contextes spécifiques, notamment lorsqu’il s’agit de crimes graves, ces principes peuvent être relativisés.
1. L’Intangibilité des Droits Acquis
Le principe de l’intangibilité des droits stipule qu’un droit acquis sous une loi en vigueur ne peut être révoqué rétroactivement. Autrement dit, si une loi d’amnistie a été promulguée et que des individus ont acquis un droit à l’amnistie (par exemple, l’annulation de poursuites ou de peines), l’abrogation de cette loi pourrait être perçue comme une violation de ces droits acquis. Ceux qui ont bénéficié de l’amnistie pourraient ainsi revendiquer leur droit à la sécurité juridique et à la stabilité des décisions judiciaires. Cependant, ce principe n’est pas sans exceptions. Lorsqu’il s’agit de crimes graves, comme les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre ou les violations massives des droits humains, les tribunaux peuvent juger que l’intérêt supérieur de la justice prime sur l’intangibilité des droits acquis. Ces crimes étant souvent considérés comme imprescriptibles, ils ne peuvent être couverts par une amnistie, conformément aux normes internationales.
2. La Non-Rétroactivité des Lois
Le principe de non-rétroactivité des lois stipule qu’une loi nouvelle ne peut s’appliquer à des faits ou des situations antérieures à sa promulgation. Ce principe est fondamental pour garantir la sécurité juridique et protéger les individus contre l’arbitraire. En matière pénale, ce principe est généralement appliqué de manière stricte. Toutefois, dans le cas de crimes graves, de nombreux tribunaux, tant nationaux qu’internationaux (comme la Cour européenne des droits de l’homme ou la Cour pénale internationale), estiment que l’absence de poursuites pour des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre constitue une violation des droits fondamentaux. Dès lors, ces crimes ne peuvent être couverts par une loi d’amnistie, et l’annulation d’une amnistie pour de tels actes peut être jugée légale et nécessaire. Exemples de Crimes Exclus de l’amnistie : Certains crimes graves, notamment les crimes de sang, échappent généralement à une loi d’amnistie, conformément aux conventions internationales et aux législations nationales. Parmi les crimes fréquemment exclus des lois d’amnistie, on retrouve : Les crimes contre l’humanité : Cela inclut des actes graves comme le génocide, la torture, l’esclavage, la déportation, et les viols systématiques. Ces crimes sont imprescriptibles et ne peuvent être couverts par une amnistie, conformément au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI). Les crimes de guerre : Les violations graves du droit international humanitaire, telles que le meurtre de civils, la torture de prisonniers de guerre, et les attaques contre des cibles non militaires, échappent également à l’amnistie. Les actes de terrorisme : De nombreux pays excluent de l’amnistie les actes de terrorisme, souvent caractérisés par des meurtres ou des attaques violentes contre des civils. Les meurtres intentionnels : Bien que certains crimes de sang puissent parfois être amnistiés, les meurtres prémédités, notamment ceux commis dans des circonstances atroces ou lors de répressions violentes, sont souvent exclus des lois d’amnistie.Exemples Jurisprudentiels : L’Annulation des Lois d’AmnistieL’annulation de certaines lois d’amnistie a été un mécanisme utilisé pour garantir la justice, notamment lorsqu’il s’agissait de crimes graves. Voici deux exemples marquants de jurisprudence où des lois d’amnistie ont été annulées pour permettre la poursuite des responsables de crimes de masse :Affaire Barrios Altos (Pérou, 2001)Dans cette affaire, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a jugé que les lois d’amnistie adoptées par le gouvernement péruvien, visant à protéger les responsables des violations graves des droits humains (notamment les assassinats et exécutions extrajudiciaires), étaient incompatibles avec la Convention américaine relative aux droits de l’homme. Ces lois avaient été promulguées après le massacre de Barrios Altos en 1991, où un groupe paramilitaire lié à l’État avait tué 15 personnes. La Cour a statué que les meurtres, en tant que crimes graves, ne pouvaient être amnistiés car cela violerait les droits des victimes à la justice et à la protection contre l’impunité.Affaire des Massacres de Trelew (Argentine, 1972)En août 1972, 19 militants politiques capturés après une tentative d’évasion dans une prison en Patagonie furent exécutés sommairement par l’armée argentine, dans un massacre désormais connu sous le nom de « Massacre de Trelew ». Après la dictature militaire, plusieurs lois d’amnistie, telles que la « Loi d’Obéissance Due » (1987) et la « Loi du Point Final » (1986), avaient été promulguées pour protéger les responsables militaires de poursuites pour des crimes commis durant la dictature, y compris des massacres de manifestants. Cependant, ces lois ont été contestées et finalement annulées en 2003 par le Congrès argentin. En 2005, la Cour suprême d’Argentine a confirmé l’annulation de ces lois, les déclarant inconstitutionnelles, car elles violaient les droits humains fondamentaux. Cette décision a permis la poursuite et la condamnation des responsables du massacre de Trelew, marquant un tournant décisif dans la lutte contre l’impunité en Argentine.
Conclusion
En résumé, bien que les principes d’intangibilité des droits et de non-rétroactivité puissent être invoqués pour s’opposer à l’annulation d’une loi d’amnistie, ils ne sont pas absolus. Lorsqu’il s’agit de violations graves des droits de l’homme, les engagements internationaux en matière de droits humains peuvent l’emporter, permettant ainsi l’annulation des lois d’amnistie qui protègent les auteurs de crimes graves. Les affaires Barrios Altos et des massacres de Trelew illustrent comment ces lois peuvent être abrogées pour garantir la justice et la réparation des victimes, soulignant ainsi l’importance de combattre l’impunité, même lorsqu’elle semble protégée par des lois d’amnistie.
Dr. Tabouré AGNEConsultant, Enseignant associé Universités de Kaolack et Bambeyagnetaboure@yahoo.fr