La dernière Présidentielle au Sénégal a été l’élection des mutations opérées dans le champ religieux et qui ont acté la perte d’influence des marabouts dont les consignes (ndigel) de vote n’ont eu le poids escompté. Les facteurs explicatifs ont été largement analysés par S. Gellar, selon qui, le recul du ndigel est consécutif de l’urbanisation, de l’institution de l’isoloir dans les bureaux de vote, de la tendance des citoyens à séparer légitimité politique et religiosité maraboutique et de la réduction des ressources permettant à l’État d’entretenir une clientèle maraboutique de plus en plus nombreuse. Le champ religieux sénégalais témoigne des mutations au sein des confréries où la critique socio-religieuse est portée par une nouvelle élite maraboutique. Ainsi, à l’atomisation religieuse lue dans les dissidences et la création de groupes autonomes, s’ajoute la tendance au pluralisme religieux.
Le pouvoir et le prestige des marabouts s’étiolent dans un pluralisme religieux où se crée un marché des biens spirituels favorisant l’émiettement de la posture de guide incontestable et le caractère non-impératif de leurs instructions. N’assistons-nous pas au balbutiement du phénomène de la désinstitutionalisation (une perte de l’influence exercée par la hiérarchie religieuse) avec son corollaire, la subjectivisation des croyances (chacun se forgeant sa propre croyance, selon ses besoins). On semble passer progressivement d’un monde stable, hyper organisé, avec un système de contrôle social prégnant et une centralisation forte de l’autorité, à un monde investi et gouverné par le mouvement. Au sein des organisations religieuses, se dessine une certaine forme de disqualification de la référence à un seul absolu résultant d’un processus plus large et plus diffus de désenchantement conduisant à une recomposition multiforme de notre rapport à l’autorité religieuse.
La crise du ndigel chez les Mourides…
Le ndigel (consigne de vote) ne conserve plus et ce, depuis les années 2000, sa prégnance d’antan sur les taalibe. Aujourd’hui, les taalibe exigent du marabout un usage religieux du ndigel. Sous ce rapport, l’exemple des murids illustre pertinemment cette réalité. Lors du dernier référendum sur les réformes constitutionnelles en Mars 2016, le porte-parole du Khalife actuel, Bass Abdou Khadr, qui fait une communication allant dans le sens de soutenir le Président Macky Sall, a écopé une pluie de critiques, dont la contribution publique très subversive de Abdou Aziz Mbacké Majalis. Dans le texte intitulé « Voter Pour Serigne Touba », publié dans mourides.info, il fait appel à un usage plus judicieux et concerté du ndigel, mais aussi à une nouvelle citoyenneté murid. Ainsi, Majalis argue comme suit :
La meilleure manière, pour nous les mourides, d’exprimer notre refus de la manipulation de nos valeurs religieuses, pour de sombres intérêts personnels, politiques et financiers, n’ayant rien à voir avec le patrimoine et les enseignements de Serigne Touba, est très simple.
Il ne s’agira pas, comme beaucoup d’entre nous le font actuellement, de s’affliger outre mesure sur les tentatives de faux « Ndigël voilés », à travers des éléments proches du Khalife, insidieusement relayés par une presse aux ordres. L’on connaît, en effet, la chanson. Il ne s’agit encore moins de s’épancher paresseusement sur certaines accointances politico-religieuses douteuses bien connues. Ou même sur la puissance de récupération du régime actuel (n’ayant apparemment rien à envier sur ce plan, malgré sa rhétorique sur la République, aux précédents) sur les « mare-à-boue » corruptibles. Ces brebis galeuses, évoluant au cœur du système mouride et à propos desquels nous avertissions déjà nos condisciples, il y a juste quelque jours, en pressentant le coup, qu’ils « seraient prêts à vendre la mosquée de Touba, Daaray Kaamil et Aynou Rahmati aux enchères pour leurs propres intérêts. » En aidant notamment le régime à noyauter et à délégitimer la récente et exceptionnelle dynamique de rejet de la nouvelle constitution exprimée par l’ensemble des « forces vives » du Mouridisme ».
Dans son sillage, Chouhaibou MBACKE, dans une contribution sur Facebook, dit « Votons NON pour l’honneur » :
En écoutant religieusement le porte-parole du Khalif général des mourides, lors de la visite du président Macky Sall à Mbacké Kadior en guise de propagande sur la victoire du OUI pour le référendum du 20 mars prochain, nous, mourides, sommes tous choqués du discours politique tenu par le porte-parole. C’est désolant, regrettant voire affligeant que le discours ne soit pas différent de celui que tiennent les partisans du président de la République. Comme si on était dans un meeting politique ordonnant sans aucune ambiguïté les disciples de voter OUI grâce à un soi- disant bilan positif. En listant les réalisations du président de la République, l’orateur cherche à influencer l’électorat d’obédience mouride ce qui l’a même poussé de soutenir que le khalif avait plus d’espoir au candidat Macky Sall qu’aux autres. Ce qui est une affirmation grave pour l’avenir de la tarikha. On se demande si demain le Khalif recevra l’opposition, quel discours tiendra notre cher orateur à leurs places ? Listera-t-il aussi leurs réalisations à Touba lorsqu’ils étaient décideurs ? Certainement non ! Et ce genre de discours et cette façon de faire risquent de créer des amalgames qui discréditent la parole sacrée du Khalif.
C’est en 2000 que le ndigel a commencé à dégraisser. A l’époque, ni Mansour Sy, ni Cheikh Tidiane Sy, ni Modou Kara Mbacké, encore moins Abdou Aziz Aidara n’ont réussi à influencer les électeurs. Le candidat Abdou Diouf en fera les frais au second tour, n’obtenant que 41% des voix, quasiment son pourcentage obtenu au premier tour. Depuis, les disciples, toutes confréries confondues, semblent tourner le dos au Ndigel des guides religieux, y faisant voir aux observateurs une prise de conscience des disciples qui font la frontière entre identité confrérique et citoyenneté. L’ayant compris, les chefs religieux se gardent maintenant de faire des consignes ouvertes, assumant juste leurs penchants, à l’instar des Califes généraux pour le chef d’Etat en place.
L’exemple murid, confrérie extrêmement conformiste, (yoonu murid ndigel) « le ndigel est le fondement de la confrérie murid » nous apprend une certaine évolution des mœurs au Sénégal.
Aujourd’hui, les contestations se font plus nombreuses et audacieuses sur certaines façons de procéder des élites centrales de la part de descendants biologiques des fondateurs de confréries et d’autres acteurs internes, non descendants Khalifables.
La sortie de Cheikh Mbacké Sakho sur Youtube est illustrative d’une contestation vigoureuse de la doctrine mouride qu’il considère comme une création des fils de Cheikh Ahmadou Bamba, afin de gérer et d’entretenir leur business et leur prestige. Disant qu’il n’a jamais été dans l’objectif d’Ahmadou Bamba de fonder une nouvelle voie, il assure qu’il a seulement été réformateur élu du siècle mujaddid, à l’instar de ses prédécesseurs. Et que son legs est fait de gens formés à son image pas forcément ses descendants biologiques.
Selon Cheikh Mbacké Sakho, même la centralisation du Magal à Touba est une création de toutes pièces des descendants de Bamba. Il assimile les noms de famille comme équivalents à tous les noms, même à « Deschamp» et conteste la légitimité des descendants de Bamba à lui succéder, car n’ayant jamais été consacrés par celui-ci. Sa vidéo a eu l’effet d’un tsunami national, incommodant beaucoup de murids dont les représailles sur sa maison l’ont poussé à revenir sur ses dires publiquement.
Ses réponses incontrôlées et non centralisées des talibés contre Cheikh Mbacké Sakho dénotent une crise d’autorité et de discipline aiguë au sein de ladite confrérie. La réplique à Sakho inonde la toile, réunissant cadres de la confrérie et disciples ordinaires, comme s’il fallait se précipiter pour opérer un véritable lavage de cerveau et déconstruire les germes semés par Sakho considérés comme destructeurs de la doctrine mouride.
En dépit de la ferveur ardente des disciples murid au sujet de leur croyance à Amadou Bamba, force est de déceler des mutations : une crise d’autorité et du ndigel des élites centrales ainsi qu’une réelle évolution dans l’état d’esprit d’une bonne frange de murids de plus en plus réceptifs aux critiques. Aussi, les représailles contre Sakho ont été condamnées par certains disciples qui ont demandé aux élites de lui opposer des arguments idéels pour démonter ses propos.
Aujourd’hui, l’aura de Ousmane SONKO, leader radical de l’opposition, auprès de la jeunesse sénégalaise et d’une bonne frange des Murids est révélatrice des évolutions dans cette confrérie et qui renseignent sur une nouvelle citoyenneté mouride qui redéfinit les conditions du droit d’obéissance au marabout. Et les émeutes de Mbacké, après l’interdiction de la manifestation du parti Pastef par le préfet de Mbacké, en sont illustratives.
La crise du ndigel chez les Tidjanes de Tivaouane…
Les cas de contestations du ndigel de marabouts en faveur d’hommes politiques au pouvoir ne manquent pas chez les Tidjanes de Tivaouane. Le cas de Abdou Aziz Sy dit Al Amin lors des évènements du 23 Juin 2012 a été cité par un de nos enquêtés. Ce jour-là, Abdou Aziz Sy Al Amin a été désavoué et hué par une foule de talibés qui demandaient la tête de Ousmane Ngom, protégé du marabout et accusé d’avoir instigué la forfaiture perpétrée dans la Zawiya de Maodo.
Lors d’une manif contre la candidature du président Wade, les forces de l’ordre ont gazé l’enceinte de la Zawiya Malick Sy de Dakar où les fidèles étaient en plein Xadara du vendredi. Y voyant une attaque personnelle, un crime à l’encontre de leur foi et à la sacralité de l’endroit, les talibés firent fi de l’appel au calme et à la mesure du porte-parole de Tivaouane qui, l’ire noire, servira aux jeunes de sa confrérie l’attitude des jeunes Murids face au ndigel de leurs guides.
D’autres situations, événements et faits d’enquêtes peuvent être cités dénotant la crise du ndigel au Sénégal, tant chez les Tidjanes de Tivaouane que dans les autres confréries du pays où la classe maraboutique se jette éperdument à la vindicte populaire.
Lors de la Présidentielle de Février 2019, Pape Malick Sy (porte-parole de la famille) et le Khalife Mbaye Sy Mansour, favorables à Macky Sall, en raison, arguent-ils, de ses réalisations à Tivaouane, ne seront pas ratés par les talibés tidjanes incommodés par cette posture partisane qui, de leur avis, n’engagent qu’eux.
A l’analyse des résultats de Macky à Tivaouane, le ndigel maraboutique n’a pas été suivi. Macky Sall a obtenu 79 757 voix, Idy 55 966 ; Ousmane Sonko 9 836, Madické Niang : 2 054, PUR 14 098. Au cumul des résultats de l’opposition, Macky n’a pas la majorité des voix de la ville sainte de Tivaouane, malgré le soutien des marabouts.
Les talibés ne veulent plus voir les marabouts s’immiscer dans le champ politique, selon nos enquêtes sur l’Islam au Sénégal. A la question relative à l’immixtion politique des marabouts, 57,8% des enquêtés répondent par la négative, 39,3 % répondent par l’affirmative et 2,9 % n’ont pas répondu à la question.
Voici les résultats :
Tableau 1 : Immixtion des marabouts dans la politique
Enquête réalisée en 2019 par Docteur Cheikh Tidiane MBAYE
A la question relative à la perception des consignes de vote des marabouts, selon les enquêtés, 50,2 % ne sont pas d’accord, 23,8 % sont d’accord, 18% sont plus ou moins d’accord, 5,6% ne savent pas et 2,4 % n’ont pas répondu.
Tableau 2 : Vote sous ndigel des marabouts, selon les enquêtés
Enquête réalisée en 2019 par Cheikh Tidiane MBAYE
Recul de légitimité politique des marabouts, bannissement du ndigel par les disciples sont une étape décisive dans le processus de déroutinisation symbolique en cours. Enjeux liés à la succession, multiplication progressive des potentiels héritiers, impudence caractérisée des talibés vis-à-vis des marabouts, entre autres, concourent à installer le système confrérique sénégalais dans des lendemains incertains.
L’Islam confrérique garde intacte son emprise, même si les marabouts perdent influence et crédit.
Leur niveau de perception publique se détériore à l’aune de la qualification de marabouts mondains adeptes de jouissances (femmes, voitures, maisons de luxe, etc.). Cette perception sur les penchants jouissifs des marabouts est répandue chez les disciples « Moi, je suis musulman et murid tout court. Je ne fais de dons à aucun marabout. Je n’ai fait acte d’allégeance à personne. Même quand je vais à Touba, je ne vais même pas dans la grande mosquée. Je reste chez moi, et je fais ce que j’ai à faire », dit un talibé murid.
Bref, on assiste à une véritable fin des charismes. Les descendants actuels n’ont pas le charisme de leurs aïeuls, dont ils ont institutionnalisé le legs pour constituer une dynastie sacrée de privilégiés. Aujourd’hui, cet héritage symbolique se perd. Le personnel dirigeant la confrérie se raréfie au fil des générations.
Ce recul progressif de la légitimité des marabouts contemporains vis-à-vis des talibés s’explique par la théorie du progrès, dont la référence principale est Ibn Khaldoun, selon qui, le prestige d’une famille dynastique ne dure que quatre générations : le fondateur, les fils, les petits-fils et les arrière-petits-fils. Aujourd’hui, à l’ère des petits-fils dans la plupart des organisations confrériques, les arrière-petits-fils commencent à grandir et prennent même des responsabilités.
La société se familiarise de plus en plus avec la classe maraboutique contemporaine jusqu’à la banaliser. On s’habitue à leurs erreurs, partage leurs activités, en tant que collègue, ami, camarade, etc. Avec la modernité et l’avancée de l’enseignement et de l’information, on finit par déceler les limites objectives des marabouts et leur égalité intrinsèque avec tous les autres ayant une même destinée, capables de piété et de déviation.
* Par Docteur Cheikh Tidiane Mbaye
Enseignant-Tuteur à l’UVS
Spécialiste en sociologie des religions
Responsable CLUB RMS
attention attention la destruction des confreries est en marche. Restons debout pour defendre nos confreries.
Je vois des propagandes partout meme dans les foyers religieux, dans les redactions, des faux imams qui envahissent les radios, des plateaux de televisions , des journaux et certains activistes devies.