Le marabout entre médiateur du culte et objet de culte*

Le Très-Haut a choisi, dans l’espèce humaine, certains individus auxquels il a concédé le privilège de converser directement avec Lui. Les ayant créés pour le connaître, et les ayant placés comme intermédiaires entre Lui et ses serviteurs, Il les a chargés d’apprendre aux hommes leurs véritables intérêts, de les diriger avec zèle, de les préserver du feu de l’enfer en leur montrant la voie du salut.

Aux connaissances qu’Il leur communique et aux merveilles qu’Il énonce par leur bouche, Il ajoute la faculté de prédire ce qui doit arriver et d’indiquer les événements qui sont cachés aux autres mortels. Dieu seul peut faire connaître ces choses ; Il emploie alors le ministère de quelques hommes d’élite, qui, eux-mêmes, ne les connaissent que par son enseignement. Ibn Khaldoun, Abder-Rahman (1332-1406 de J. C.), Les Prolégomènes, première partie, traduction en Français et commentaire de William Mac Guckin de Slane (1801-1878) en 1863, Paris, Paul Geuthner, 1934 (réimpression de 1996), p. 220-221. Ou Site web : http://classiques.uqac.ca.

Point de culte sans maître du culte. Maître du culte ou encore ministre du culte, la primauté de cette fonction d’intermédiarité dans le culte fait la force des saints, prêtres, Imams, marabouts, voire des devins, tous ceux qui sont appelés à jouer ce rôle de médiation entre le sacré et l’homo-religiosus, le spirituel et le temporel. Cependant, au Sénégal, les marabouts n’ont pas l’habitude de diriger les cultes. Ils se contentent à leur fonction de présider aux cérémonies des confréries et à la réception de visites de talibés ou d’autorité. Il est rare de voir un marabout Imam au Sénégal.

Aussi, il est bon de préciser que le médiateur du sacré tire sa force et sa légitimité dans le caractère initiatique et irrationnel des objets qu’il manipule. Lesquels constituent un ensemble de « zones d’incertitudes » qui fondent sa relation de pouvoir avec ses disciples. De ce point de vue, il dispose une présomption de maîtrise des biens de salut vis-à-vis des adeptes simples.

C’est le sens de ce que Max WEBER désigne par la notion de hiérocratie. Cette double existence du médiateur du sacré, en termes physique et spirituel, fait de lui, en tout cas en Afrique de l’ouest et au Sénégal, un être sacré qui peut même faire objet de culte et de vénération. Ainsi vénère-t-on souvent leurs restes.

En tout cas, dans le contexte sénégalais, l’omniprésence du marabout est évidente. C’est la raison pour laquelle l’Islam sénégalais est qualifié de maraboutique. L’affiliation à un marabout finit par devenir une marque de religiosité au point qu’il semble impossible, auprès de la conscience collective, d’être musulman sans affiliation confrérique ou sans marabout. C’est ce que Paul Marty voulait décrire en ces termes :

Les noirs du Sénégal se classent d’eux-mêmes, et sans exception sous la bannière religieuse des marabouts et ne comprennent l’Islam que sous sa forme de l’affiliation à une voie mystique, ou plus exactement de l’obéissance à un serigne ou à un thierno. Leur grand titre de gloire et leur profession sont d’appartenir à un marabout. À toutes les questions, ils répondent invariablement et d’un seul jet : « Je suis musulman et mon marabout est un tel ».

L’un ne va pas sans l’autre. Etre musulman c’est obéir aux ordres de son marabout et mériter par ses dons et son dévouement de participer aux mérites du Saint-homme.
Si dans l’Islam et le soufisme, la place d’un intermédiaire est importante, sa place semble néanmoins, se limiter à servir de médiateur pour le disciple dans sa quête de religiosité et/ou de spiritualité. Même dans le cadre des pratiques religieuses obligatoires, le croyant a besoin de guide pour apprendre les procédures et convenances.

Ainsi faut-il des dirigeants de culte, comme les Imams, tout comme dans la doctrine soufie qui adresse des questions ésotériques, dont l’accès ne peut s’offrir au postulant que par l’initiation. Ce qui y assoit la prépondérance de l’intermédiaire, plus que dans les tendances islamiques orthodoxes, comme les Salafistes et les Wahabites.

Dans la doctrine soufie, l’intermédiaire (le marabout), en plus d’être le passage obligé du disciple, est détenteur de secrets que seule la soumission du disciple à son égard pourrait lui permettre d’en bénéficier en guise de satisfecit du maître. Aussi les marabouts sont-ils souvent adorés et idolâtrés. Et le Sénégal ne fait pas exception où les marabouts sont représentés graphiquement à l’effigie de photos et dessins portés au cou ou affichés dans les voitures et dans l’environnement immédiat des adeptes. Telles des amulettes vivantes.

En revanche, il est bon de préciser que dans le soufisme comme dans l’Islam, la soumission au maître n’est ni une finalité ni une affaire éternelle. Elle est juste un moyen de transport et/ou d’initiation vers le Ciel. Une approche pédagogique veut que le maître à qui tu te soumets se doive de te soumettre peu à peu à Dieu à travers son enseignement, et s’effacer, te laissant seul face à Dieu. On voit souvent le contraire dans le contexte sénégalais où le marabout veut dominer les talibés à l’éternité.

La réalité est assez récurrente dans l’évolution des sociétés religieuses qui, une fois dans le chaos, se passent des intermédiaires, intercesseurs entre eux et le sacré (accessible qu’aux initiés) et se replient sur eux-mêmes par indifférence, ou bien se tournent directement vers la source. Les exemples abondent dans l’histoire. En Egypte antique, après le Nouvel Empire, le rôle du Pharaon, en tant qu’intermédiaire spirituel, s’estompe au profit d’une adoration directe des dieux et au développement d’un système d’oracles qui communiquent les volontés divines directement au peuple.

De même le Protestantisme naît en Europe, au 16e siècle, suite à la séparation entre catholicisme traditionnel et pouvoir de l’Église et des prêtres, et prône le recours direct aux sources (la Bible). L’avènement de la laïcité en Europe est-il ainsi lié à la collision entre la religion et les pouvoirs politiques temporels. Résolu de se séparer de l’ordre politique, le peuple a, par la même occasion, jeté le bébé avec l’eau du bain, en rejetant l’intermédiaire et l’objet de culte à la foi. Alexis de Tocqueville :

Tant qu’une religion ne s’appuie que sur des sentiments qui sont la consolation de toutes les misères, elle peut attirer à elle le cœur du genre humain. Mêlée aux passions amères de ce monde, on la contraint quelquefois à défendre des alliés que lui a donnés l’intérêt plutôt que l’amour ; et il lui faut repousser comme adversaires des hommes qui souvent l’aiment encore, tout en combattant ceux auxquels elle s’est unie. La religion ne saurait donc partager la force matérielle des gouvernants, sans se charger d’une partie des haines qu’ils font naître. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 122.

Dans le même ordre d’idées, il soutient que la sécularisation en Europe est liée, non à un conflit entre adversaires religieux, mais entre adversaires politiques. Ceci dit, la religion est reléguée, non pas telle une croyance erronée, mais comme l’opinion d’un parti. « Et c’est moins le représentant de Dieu qu’ils repoussent dans le prêtre, que l’ami du pouvoir». Il ajoute, dans ce sillage, que la religion pourrait, à tout moment, refaire surface. Il suffit juste de la séparer du politique pour lui rendre sa neutralité temporelle, gage de sa sacralité. Il ajoute :

En Europe, le christianisme a permis qu’on l’unît intimement aux puissances de la terre. Aujourd’hui ces puissances tombent, et il est comme enseveli sous leurs débris. C’est un vivant qu’on a voulu attacher à des morts : coupez les liens qui le retiennent, et il se relève.
De ce point de vue, la place des intermédiaires dans l’histoire des religions semble évolutive. En situations de crise, installés au banc des accusés, ils sont mis à l’écart au profit d’une adoration directe, comme le Protestantisme dans le Christianisme et le Wahabisme et Salafisme dans l’Islam. C’est le cas même de l’origine des doctrines soufies, source principale d’où émanent les confréries.

La critique des intermédiaires et le besoin de retour aux sources sont le devenir caractéristique de toutes les religions.
D’ailleurs, c’est ce qui semble s’observer dans le contexte sénégalais où la place du marabout, fortement prépondérant dans le passé, commence à considérablement baisser. Dans l’enquête menée auprès de jeunes Sénégalais, toutes régions confondues, le taux d’affiliés à un marabout est de 59,4%, celui de non-affiliation 38,6%.
Enquête réalisée en 2019 par Cheikh Tidiane Mbaye

Ces résultats dénotent que la place du marabout dans la société connaît un net recul. À plus forte raison, l’emprise des grandes familles maraboutiques auprès des disciples. Si l’enquête comporte des limites, elles seraient le fait de ne pas mesurer le taux d’affiliation des disciples à l’endroit des familles maraboutiques. Néanmoins, nos données qualitatives montrent une tendance congrue de talibés dont les marabouts personnels sont choisis parmi ceux qui ne descendent pas forcément de la lignée du fondateur. Surtout si le talibé adhère dans la confrérie par conviction personnelle et souci de perfectionnement de sa religiosité et de sa spiritualité. Cette pratique est plus commune chez les Tidjanes où l’initiation et l’éducation religieuse et spirituelle sont obligatoires.

Enquête réalisée en 2019 par Cheikh Tidiane MBAYE

Les résultats dénotent un taux minime de réponses qui disent adopter le même marabout que leurs parents : 31,3%. Donc, il y a une reproduction intra-générationnelle de l’affiliation confrérique et maraboutique. Nous avons 28,1% de réponses qui déclarent ne pas avoir le même marabout que leurs parents. Il y a, à ce niveau, une mobilité intra-générationnelle entre les parents et leurs enfants. Nous avons 40,6% de non réponses. Ce taux important de non réponses dénote deux choses : d’abord, la prise en compte des non affiliés à un marabout, ensuite les indécis sur cette question en raison de la sensibilité de la question.
À terme, il est utile de rappeler que l’Islam sénégalais est confrérique, organisé autour de nombreuses familles maraboutiques, dont chacune suit les préceptes d’un guide spirituel. Les descendants de ce fondateur héritent de son charisme et constituent une classe sociale privilégiée. Au Sénégal, le titre de marabout est héréditaire, de même que le statut de disciple. D’où le concept de routinisation du charisme. Notre étude sur l’Islam au Sénégal semble relever une perte d’influence progressive des familles maraboutiques dans la société et leur pouvoir d’encadrement des masses. C’est dire qu’il semble se profiler un Islam confrérique dont les tenants commencent à perdre la maîtrise des disciples. D’où un processus de déroutinisation.
*Docteur Cheikh Tidiane Mbaye
Enseignant à l’UVS et à l’UCAB
Spécialiste en sociologie des religions
Responsable pédagogique CLUB RMS

2 COMMENTAIRES
  • Abdoulaye

    J’aurai aimé parcourir le questionnaire pour comprendre les conclusions de cette enquête.
    Mais déjà une précision s’impose pour dire que la tarikha est une voie de la religion musulmane qui part du repentir à la connaissance spirituelle. Les prédispositions du talibé sont déterminantes pour sont parcours.

  • Thiam

    En réalité, la description faite dans le premier paragraphe est celle des prophètes et non des marabouts. Les prophètes sont les seuls intermédiaires avec Allah swt car seuls dépositaires du « wahyu » (revelation), alors que les marabouts, targués de walis ou wassila ne devraient être que des alliés ou assistants (véritables sens respectifs de ces 2 termes arabes). La grosse confusion, largement pratiquée dans le soufisme, est donc d’attribuer à un simple assistant ou wassila, sa soumission (Islam), pour que ce dernier le transmette à son tour au Seigneur swt, c’est à dire adorer le wassila pour atteindre Allah swt ; ce qui constitue une grave hérésie.
    En vérité, seule la science théologique, acquise au bout d’énormes efforts studieuses et de dévotion sincère, peut donner une légitimité à assister et guider une communauté. Mais l’ésotérisme et tout ce qui en découle comme système confrerique perpétué par hérédité, ne sont que folklore et égarement, et ça, les sénégalais le comprennent de plus en plus.

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