Au-delà de la sanction : faire de la charge publique un sanctuaire inviolable

Au-delà de la sanction : faire de la charge publique un sanctuaire inviolable

La reddition des comptes est un acte de justice nécessaire. Elle rassure, elle répare, elle rassérène une société meurtrie par les abus et l’impunité. Il ne s’agit pas ici d’en critiquer le principe. Bien au contraire. Mais il faut oser dire qu’à elle seule, la sanction ne fonde pas la vertu. Et que le retour cyclique de cette exigence, à chaque changement de régime, pourrait bien traduire une défaillance plus structurelle, plus profonde. Une république mature ne devrait pas avoir besoin d’humilier pour restaurer. Elle devrait prévenir, encadrer, éduquer, dissuader. La transparence ne doit pas être une exception imposée, mais une culture partagée.

Il y a, dans nos transitions politiques, une forme de recommencement qui interroge. Une scène familière : un nouveau pouvoir arrive, les tambours de la rupture résonnent, et très vite, surgit la même exigence, presque automatique : « la reddition des comptes ». Pourtant, à force de se répéter, ce moment cérémoniel perd de sa force. Et s’il était, non le signe d’une vitalité républicaine, mais celui d’une mécanique abîmée ?

Lecture historique : les fantômes du passé dans le miroir du présent

L’année 2000 avait apporté Abdoulaye Wade et ses promesses d’éthique retrouvée. En 2012, Macky Sall, à son tour, s’érigeait en justicier de la république, traquant les « biens mal acquis ». Aujourd’hui, avec Diomaye Faye et Ousmane Sonko, c’est une troisième vague qui se lève, avec les mêmes accents de rupture. Mais à force de rompre avec les anciens, sans jamais refonder l’ensemble, ne fait-on pas que rejouer, en boucle, le même théâtre ?

Il faut aussi se souvenir qu’avant eux, c’est le président Abdou Diouf qui initia la création de la Cour de Répression de l’Enrichissement Illicite (CREI), dans une tentative précoce d’institutionnaliser la lutte contre l’impunité. Mais à chaque étape de notre histoire politique, ces instruments ont été absorbés par les contingences du moment, oscillant entre usage symbolique et outil de réglement de comptes.

Vision politique : l’échec d’une prévention, l’évitement d’une responsabilité partagée

Il y a quelque chose de faible dans un État qui punit plus qu’il ne prévient. Dans une administration qui dénonce a posteriori ce qu’elle n’a pas su réguler en temps réel. La justice, dans ces conditions, devient plus tribun que sentinelle. Et tout le monde applaudit, sans jamais vraiment se demander : pourquoi cela recommence-t-il sans cesse ?

La vraie réforme, ce n’est pas l’épuration. C’est l’ancrage. Ancrer la transparence dans les institutions, oui, mais aussi dans les habitudes, les gestes quotidiens, les mentalités même. Et cela, aucune cellule d’enquête ne le fera à notre place.

Sociologie de l’argent public : un bien sans propriétaire

On le sait, mais on le dit peu : l’argent de l’État, dans notre imaginaire collectif, n’appartient à personne. Ou plutôt, il appartient à tout le monde, donc à personne. L’élu ou le ministre devient, aux yeux de beaucoup, un redistributeur officieux. Il est attendu, interpellé, souvent même supplié : pour les études d’un neveu, la mosquée du village, les dettes du cousin. Ce n’est pas de la corruption au sens cynique du mot. C’est une économie morale. Une logique sociale d’avant l’administration moderne.

Face à cela, le droit républicain semble abstrait, presque déshumanisé. Et le fonctionnaire qui refuse d’aider est perçu comme traître, pas comme héros. Il faudra bien, un jour, réconcilier ces deux mondes.

L’angle mort : le financement politique, matrice des dérives

Il est un point aveugle, un sujet rarement abordé avec courage : celui du financement politique. Dans plusieurs démocraties confrontées à des dérives comparables, comme la France avec les affaires Urba, Bygmalion ou le financement libyen , ces crises ont conduit à l’adoption de lois claires sur le financement des partis, ainsi qu’à un renforcement progressif des mécanismes de traçabilité. Le Sénégal, lui, s’est également doté d’un cadre réglementaire. Mais les défis persistent : ceux de l’application, de la transparence réelle, et de la traçabilité effective des flux, notamment dans les dynamiques communautaires et les campagnes de financement participatif.

Comment garantir l’éthique publique si les origines de l’argent politique restent floues ? Comment bâtir la confiance si les donneurs sont masqués, ou intermédiés par d’autres figures ?

Ces constats appellent, je le crois, un débat ouvert sur des solutions concrètes :

  • Plafond strict des dons par personne physique et morale,
  • Interdiction progressive de l’argent liquide pour les contributions politiques,
  • Mécanisme de vérification numérique et traçabilité des flux,
  • Identification obligatoire des sources de financement y compris dans les campagnes citoyennes,
  • Création d’une autorité indépendante de régulation financière du politique,
  • Publication en temps réel des budgets de campagne.

…pour que la république devienne nôtre affaire à tous

Le vrai chantier, celui qu’aucun procès ne peut ouvrir, c’est celui de l’appropriation. Il faut que chaque citoyen se sente concerné par la chose publique comme il le serait de son propre champ ou de la toiture de sa maison. Que l’argent de l’État cesse d’être un mirage impersonnel pour devenir une réalité concrète, partagée, protégée.

Et cela passe, aussi, par la culture. Par un retour à nos formes traditionnelles d’organisation, à nos récits, à nos symboles, à cette sagesse qui savait distinguer le bien commun du bien privé sans jamais les confondre. Il y a là, dans nos villages, dans nos histoires orales, dans la parole des anciens, une matière politique encore inexploitable par les technocrates mais pleinement saisissable par la nation.

Si nous voulons que le cycle s’arrête, il ne suffira pas de punir mieux. Il faudra penser autrement. Et surtout, penser ensemble.

Aboubakr Khalifa KEBE

Consultant, ayant travaillé sur la consolidation comptable d’entités politiques en contexte international.

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