Approche islamique de gestion de crise ( Par Mouhammad Gueye, Abdoulaye Lam)

Approche islamique de gestion de crise ( Par Mouhammad Gueye, Abdoulaye Lam)

L’année 2024 a été un tournant majeur dans la vie politique au Sénégal. En effet, elle a été le point de départ d’un nouveau régime, «antisystème», incarné par sa jeunesse et son ambition de faire face à la corruption qui gangrène l’administration publique en particulier et la société sénégalaise en général.

Conformément à la loi n°2012-22 du 27 décembre 2012 portant Code de transparence dans la gestion des finances publiques, le gouvernement du Sénégal a transmis à la Cour des comptes, pour audit, le rapport sur la situation des finances publiques sur la période de 2019 au 31 mars 2024. Les résultats de cet audit ont confirmé une situation alarmante des finances publiques et de leur gestion sous l’ancien régime, d’où la nécessité de mesures correctives urgentes.

Parallèlement, le front social demeure une épine qui transcende tous les secteurs et toutes les sensibilités. Cette situation nécessite de fortes mesures, coordonnées, efficaces et à même de régler durablement les maux visés, sans impacter fondamentalement le vécu des citoyens. D’où la complexité de ce début de gouvernance qui rappelle, dans une certaine mesure, le règne du Khalif Omar Ibn Abdoul Aziz (717 à 720) communément appelé, à juste titre, le 5e Khalif.

En effet, bien que son règne ne durât que moins de trois ans, il est reconnu, à travers le monde, les réformes sociales, politiques et religieuses du Khalif qui ont impacté toute la nation islamique de l’époque.

Pour rappel, Omar Ibn Abdoul Aziz avait hérité d’un Etat représenté dans les différentes contrées par des gouverneurs corrompus qui en ont dilapidé les ressources publiques. Confronté à une forte demande sociale et à des caisses vides, le Khalif eut recours aux mesures citées ci-contre :
Réduction drastique du train de vie de l’Etat ;
Réduction des privilèges des dirigeants et des membres de sa famille dont son épouse Fatima (fille ou sœur de précédents khalifs) ;
Instauration d’un dispositif pour lever les injustices subies par les populations par le passé (diwânoul mazâlim) ;
Nomination de technocrates (savants de l’islam ouverts à la gestion publique) à de hauts postes de responsabilité.

Pour un Etat d’obédience islamique, les 5 objectifs fondamentaux de la Sharia ont été le soubassement de ses réformes. En effet, ces principes qui visent à assurer le bien-être et l’harmonie au sein de la société musulmane sont basés sur la protection de cinq éléments essentiels de la vie humaine, à savoir :
La protection de la religion (liberté de pratique de la foi islamique, protection de la croyance et des rites religieux, promotion de la foi…) ;

La protection de la vie (préservation de la vie humaine, sécurité des individus…) ;
La protection de la propriété (la protection des biens matériels et financiers des individus, incluant l’interdiction du vol, de la fraude et des injustices économiques…) ;
La protection de la descendance (préservation de la famille, des mœurs et des relations légales entre hommes et femmes, protection des héritages…) ;
La protection de l’intellect (la préservation de la santé mentale et physique, protection contre les substances nuisibles pouvant altérer la capacité de raisonnement et la vie sociale).

De façon générale, l’objectif de l’islam en matière de gouvernance publique reste la préservation de la religion et l’administration de la société (cf. Imam Ali Ibn Mouhammad Ibn Habib Al Mawardy). L’histoire plutôt récente de l’Arabie saoudite, pays intégrant les principes de l’islam dans sa gestion publique, montre que des suspicions de dévaluation du riyal saoudien ont souvent perturbé la marche normale de son économie nationale. Il s’agit notamment de la crise pétrolière de 1986, la crise financière asiatique de 1997-1998, la chute des prix du pétrole en 2014-2016, la pandémie du Covid-19 (2020).

Durant ces périodes, les diverses contributions des investisseurs locaux, qu’ils soient privés ou publics, ont été cruciaux dans la gestion de la stabilité économique du pays et dans la réaction des populations face aux crises.
En guise d’illustration, différentes formes de contribution ont été notées lors de ces perturbations, notamment des mesures comme :
Le soutien à la liquidité et à la stabilité financière : en soutenant la demande d’actifs financiers locaux, en investissant dans les obligations d’Etat et en participant activement à l’achat de bons du Trésor, les investisseurs nationaux ont fortement contribué à maintenir la liquidité sur les marchés financiers saoudiens pendant la crise pétrolière de 2014-2016. Ces actions ont ainsi permis de compenser la réduction de la confiance des investisseurs étrangers dans l’économie saoudienne pendant ces périodes de turbulences.

La contribution aux programmes de diversification économique : dans le cadre de la mise en œuvre de la «Vision 2030», les entreprises privées saoudiennes et les groupes familiaux ont été les leviers stratégiques pour le financement des projets d’infrastructures. Ils ont également soutenu l’émergence de nouveaux secteurs comme la technologie, le divertissement et les énergies renouvelables, en augmentant leurs investissements dans ces domaines. Ces actions ont ainsi permis aux investisseurs nationaux de jouer un rôle-clé en soutenant l’initiative de diversification économique.

Le rôle dans les ajustements fiscaux et monétaires : les investisseurs nationaux ont été confrontés à des ajustements fiscaux avec l’introduction, en 2018, de la Tva. Bien que appréhendées comme difficiles, ces mesures, qui visaient à assurer la viabilité à long terme des finances publiques et de l’économie nationale, ont été acceptées et soutenues par les investisseurs nationaux, en perspective des avantages à long terme que la mesure pourrait offrir en termes de diversification économique. D’ailleurs, c’est ce qui les a même amenés à investir dans des projets privés ou dans des partenariats public-privé créés pour réduire le fardeau budgétaire de l’Etat.

Le rôle capital du secteur privé saoudien a même été noté dans des situations telles que les tensions géopolitiques et économiques (lors de la guerre du Yémen ou lors de la crise diplomatique avec le Qatar) où ils ont joué un rôle de stabilisateur en renforçant leur engagement dans des secteurs-clés de l’économie, comme le secteur financier et l’immobilier, afin de maintenir une certaine confiance dans les marchés locaux et ainsi aider à limiter la fuite des capitaux et soutenir la valeur des actifs nationaux.

Il est aussi important de rappeler les multiples situations où le Prophète Mouhammad, Paix et Bénédictions d’Allah sur lui, a initié des campagnes de levée de fonds. Il s’agissait de moments où le Prophète a demandé à ses compagnons de contribuer financièrement pour principalement soutenir des causes religieuses, humanitaires et sociales. Nous pouvons en noter :
Le financement de la mosquée de Médine lorsqu’il (Psl) sollicita des dons de la part de ses compagnons. A cet effet, certains ont même sacrifié leurs biens pour permettre la construction de ce lieu de culte.

L’affranchissement d’esclaves par l’opportunité offerte à certains d’entre eux de racheter leur liberté en payant une somme d’argent, soutenue par les dons des musulmans.

La campagne de la bataille de Tabouk qui est l’un des exemples les plus connus où le Prophète Mouhammad (Psl) a sollicité des contributions financières. En effet, en l’an 630, l’armée musulmane se préparait à une expédition contre les Romains, une mission coûteuse en raison de la longue distance et des ressources nécessaires. Le Prophète demanda à ses compagnons de faire des dons et des personnalités comme Abou Bakr (Ra) et Oumar Ibn Al Khattab (Ra) ont généreusement contribué, ce qui a permis de financer l’expédition.

A la lumière de ces expériences et constatations, il convient de formuler des pistes de solutions pouvant permettre d’éradiquer les contraintes économiques et sociales auxquelles sont confrontés les Sénégalais et contenir le choc des éventuelles réformes. Dans ce cadre, il est attendu de :
L’Etat :
De faire preuve d’une bonne gouvernance dans toutes les situations, et en cas de manquement à ce principe, de se corriger immédiatement. Dans cette même dynamique, il est aussi attendu de l’Etat, de veiller à une bonne communication afin d’inculquer cette philosophie de bonne gouvernance dans toute la société ;

De réduire à son strict minimum le train de vie de l’Etat et les avantages non liés au travail des dirigeants et autres travailleurs de l’Administration ;
Maintenir la transparence dans la mobilisation et l’utilisation des deniers publics afin de garantir une confiance permanente des populations et autres partenaires socioéconomiques ;

Lever les injustices commises sur des personnes physiques et morales (arriérés de salaire non versés, services offerts et non rémunérés…) afin d’assurer les investisseurs sur les diligences quant au règlement d’éventuels litiges ;
Instaurer une stratégie de communication permettant à toutes les parties prenantes de comprendre aisément les réformes enclenchées et de contenir les éventuels chocs qui n’auraient pas pu être évités ;

Instaurer un système de «tawzif» en ciblant des personnalités fortunées et les amener à contribuer au financement de l’économie par diverses formes (mécénat, prise de parts sociales/actions, rachats…) ;

Mette en œuvre des campagnes de levée de fonds à visée sociale ou économique avec des contributions à la portée de tous les Sénégalais pour financer, entre autres, le social, le projet de réforme du transport, la relance des boutiques/magasins de référence… ;

Mettre en œuvre les initiatives ayant prouvé leur efficacité dans la prise en compte des besoins des populations et conformes aux valeurs et croyances islamiques (zakat, waqf, microfinance islamique, Sukuk…).

Les grandes entreprises privées, les groupes familiaux, les bienfaiteurs :
Soutenir les initiatives publiques visant à améliorer le bien-être collectif dans le moyen/long terme ;

Participer à la correction des initiatives ne contribuant pas, dans le moyen/long terme, au bien-être collectif ;

Promouvoir l’innovation technologique, la formalisation des initiatives économiques quelle que soit leur ampleur (micro, petite, moyenne, grande) ;
Privilégier l’investissement et éviter la thésaurisation. Les mécanismes proposés par la finance islamique sont à même de contribuer à accélérer les collaborations d’investissements privé-privé et privé-public.
Les populations prises individuellement :
Faire preuve de patience et de don de soi pour la Patrie et entretenir un esprit de succès collectif ;
Accepter un changement de comportement aussi bien en matière de consommation, d’épargne qu’en matière d’éthique, de relation et de savoir-être ;
Se réapproprier les valeurs islamiques qui ont, par le passé, été incarnées par nos prédécesseurs. Le Prophète Mouhammad n’a-t-il pas dit : «La religion, c’est la bonne conduite» (Rapporté par Al-Bukhari et Muslim).
Les indicateurs macroéconomiques ont certes leur importance, mais ils ne doivent pas guider notre gouvernance. Assurer une meilleure qualité de vie aux populations, garantir leur prospérité et plus subjectivement leur bonheur devraient guider la planification et la mise en œuvre des politiques publiques. L’islam, à travers l’histoire et le contexte, a su démontrer par des leaders bien avertis, que chaque crise, de quelque nature qu’elle soit, peut être contenue, résolue et dépassée, tout en gardant l’équilibre social sous-tendu par le bien-être des populations et la solidité de l’Etat dans tous ses déploiements.

L’histoire de Youssouf (Paix et salut sur lui) est un exemple parfait de planification économique et sociale prenant en compte aussi bien le court terme que le long terme. L’expérience du Khalif Oumar Ibn Al Khattab (Ra), en matière de reddition des comptes, et le comportement de Abou Houreyra (Ra) dans cette épreuve sont aussi, de nos jours, de pertinentes sources d’inspiration. Les avancées notées pendant l’âge d’or de l’islam (du 6e au 12e siècle) illustrent parfaitement qu’avec le savoir, la droiture et l’unité autour d’un idéal, Allah accompagnera toujours ses serviteurs vers le succès.

Le Sénégal est à une trajectoire de l’histoire où se bousculent opportunités de développement et tensions (sociales, géopolitiques internes et externes). Conscient de cet enjeu, chacun devrait pouvoir y apporter sa contribution afin d’accompagner les dirigeants du pays, quelle que soit leur appartenance politique, à le mener vers le progrès. Toutefois, il ne saurait point négliger la dimension spirituelle que toutes les parties prenantes devront incarner sincèrement par les invocations de réussite (pour soi, son prochain et pour toute la communauté), la confiance au Tout-Puissant et le contrôle permanant du Tout-Sachant.

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