« Anthropophagie intellectuelle et personnelle : L’éclectique dilemme des Universités africaines… »
Nous entendons par anthropophagie intellectuelle des querelles d’universitaires animées par des divergences d’idées et d’écoles et par anthropophagie personnelle des querelles de cadres et d’universitaires motivées par des luttes de positionnement entre personnes et leurs intérêts intuitu personae. Laquelle des deux notions caractérise le champ sociologique de l’Afrique ? Force est toujours de reconnaître que le débat d’écoles et de courants de pensées issus de visions sur les problématiques du continent et son avenir n’est pas assez développé dans nos sociétés, pour ne pas dire inexistant. Jusque-là, il est rare de voir des débats structurés sur des thèmes relatifs à l’historicité du Sénégal, sur les plans politique, économique, culturel, religieux et social opposant des cadres et universitaires africains. La preuve, l’Occident fournit toujours les références sociologiques sur le plan de l’appareillage théorique, conceptuel et méthodologique. Les chercheurs africains sont quasiment restés dans le statu quo.
Ainsi échoit-il de dire que cette attitude qui caractérise le champ de la recherche et de l’enseignement en Afrique rend l’âme sociale indigente dans tous ses secteurs : économique, social, politique, culturel. De ce fait, la société ne saurait marcher qu’en reproduisant des modèles importés, malgré la profusion de cadres dont nous disposons et à qui est imputé de proposer à l’Afrique une nouvelle vision de son avenir.
D’ailleurs, cette pauvreté théorique des idées sur l’historicité du Sénégal n’est pas seulement le mal du champ de la sociologie africaine. Elle semble gangréner toutes les sciences au Sénégal, du moins, celles humaines et sociales dont les programmes d’enseignement n’ont pas connu beaucoup de modifications par rapport aux modèles originels d’inspiration coloniale.
D’abord, sur le plan politique, nous sommes l’héritier d’un État importé dans sa superstructure et son infrastructure. Nous avons reproduit, tels quels, des schémas politiques importés, qu’ils soient d’inspiration libérale ou socialiste, provenant d’autres contextes socioculturels. Ainsi se dessinent les idéologies de nos partis politiques. Alors que l’Occident contemporain daigne à fuir en avant dans ses orientations idéologiques extrémistes à visée universaliste et manichéenne, en raison des nouvelles formes de gouvernance qui ont plus besoin du pragmatisme pour la gestion efficace des sociétés contemporaines, l’Afrique végète à répéter les mêmes schémas. N’ayant même pas la possibilité de suivre au pas le vainqueur dans son processus d’évolution.
De surcroît, rares sont les écoles où sont enseignées les pensées politiques des personnalités historiques du Sénégal qui, pour la plupart, ont eu à développer des idées sur la vision du pouvoir, de la gestion de l’espace public et de la bonne gouvernance. Dans les écoles de sciences politiques en Afrique et au Sénégal, on se contente plus d’étudier les théories politiques extraverties qu’on pense appliquer de manière mécanique dans nos sociétés que de songer à tirer du substrat intellectuel local des idées pouvant imprimer à notre orientation politique des schémas et des modèles marqués par une démarche endogène.
Ensuite, le secteur économique n’est pas en reste. Ainsi le récent débat sur l’avenir du Franc CFA en Afrique, comme monnaie coloniale, ne devrait-il pas aujourd’hui occasionner un foisonnement d’écoles de pensées dans les universités. Or, jusque-là, les débats sur ces questions restent des querelles de personnes sans structures et sans projet réel de politisation. Pis, très souvent, les positions des uns et des autres se trouvent calquées sur les écoles de pensées des autres sociétés (Occident) ou bien caractérisées par des démarches populistes sans aucune assise sur la réalité et le réalisme et sans aucune profondeur argumentatives (l’indépendance pour l’indépendance), alors qu’aujourd’hui, les économistes du pays sont attendus à produire des schémas et modèles imprimant une orientation économique endogène à la société.
Sur le plan culturel, il faut s’offusquer que du travail théorique reste à faire pour la prise en compte de la culture locale dans notre système éducatif et dans la recherche de solutions à nos besoins alimentaires, linguistiques, vestimentaires, entre autres traits culturels. D’abord, dans l’enseignement primaire, l’Africain est, dans ses premiers pas, séparé entre deux environnements culturels tout à fait différents : la culture occidentale qui s’exprime avec une langue étrangère (le français pour les pays anciennement colonisés par la France) et l’environnement immédiat (famille et société globale) marquée par la culture immédiate qui s’exprime avec les langues vernaculaires. Dans ces conditions d’hybridité des programmes scolaires et d’incohérences éducatives, comment l’enfant africain pourrait-il arriver au même niveau intellectuel qu’un Français authentique ? Seulement par miracle ! Et ça arrive souvent. Mais qui peut le plus pouvant le moins, on peut se poser les questions suivantes : Comment seraient les enfants africains en termes de capacités intellectuelles s’ils étaient formés et poussés à apprendre, réfléchir et penser dans des langues en lien avec leur habitus linguistique ? Comment seraient-ils en matière d’hommes libres et capables de prise de distance sur les choses, s’ils étaient instruits dans l’histoire et la culture locale ?
Également, on peut donner l’exemple du Secondaire où, jusqu’à présent, est enseigné aux jeunes sénégalais un programme de philosophie complètement en déphasage avec la culture locale, sans un préalable d’enracinement aux visions du monde propres à nos sociétés. Ainsi le Soufisme ne devrait-il pas être enseigné dans nos lycées, au même ou à plus d’un titre, que la philosophie, considérant que l’âme sociale sénégalaise est foncièrement marquée par cette idéologie qu’elle a épousée sans pour autant l’examiner à fond. L’enseignement du Soufisme aux Sénégalais dans les lycées ne serait-il pas plus libérateur et plus détonateur d’historicité que celui de la philosophie ? Ceci étant, la nature de l’école publique et ses programmes d’enseignement favorisent-ils l’éclosion d’une élite intellectuelle à même de comprendre leur société et d’éclairer ses pas ?
Enfin, sur le plan social, à côté des modèles de société qui existent dans le monde, nos intellectuels ont-ils assez produit d’idées élevées pour l’élaboration d’un véritable contrat social sénégalais ?
L’absence de souveraineté dans l’éducation et la recherche constitue-t-elle le goulot d’étranglement qui chahute la réflexion des intellectuels africains pour l’avenir du continent ?
Aussi cette situation néocoloniale confine les intellectuels africains dans le vice du carriérisme (obsession à l’échelonnement professionnel) et du mercenariat (travailler au service des organisations internationales).
En tout cas, jusque-là, les questions liées à la sexualité, à la famille, au statut de la femme, aux régimes matrimoniaux, au mariage, à notre conception de l’homme, de sa nature, de la vie, de l’environnement, des dépenses, de la consommation, du temps, etc., ne sont pas clairement définies. Par contre, à l’absence de tout modèle social, la société ne peut se contenter que de modèles importés auprès de ses vainqueurs.
* Par Docteur Cheikh Tidiane MBAYE
Spécialiste en sociologie des religions
Enseignant à l’UCAB : Ethique et humanité ; monde des affaires ; sociologie de l’entreprise
DG Cabinet l’œil du sociologue
Président Think Tank GARAB
Responsable pédagogique CLUB RMS
Chroniqueur à Rewmi Tv