Rome arrête un bateau d’ONG transportant des migrants et déploie l’armée

Soupçonnée de collusion avec les passeurs, l’ONG Jugend Rettet a vu son bateau saisi par les autorités italiennes. Cette “saisie préventive” s’inscrit dans un contexte de tension autour de la question migratoire et de mesures musclées de la part de Rome.
À la une des journaux italiens ce 3 août, l’accusation a l’air d’un fait établi. La Stampa annonce : “Une ONG allemande arrêtée : [elle était] complice des trafiquants”, tandis que le Corriere della Sera et La Repubblica affichent en guise de titre et entre guillemets l’accusation du parquet de Trapani (Sicile) : “L’ONG travaillait avec les passeurs”.

L’organisation concernée, Jugend Rettet (“La jeunesse sauve”), qui opère des sauvetages en Méditerranée, est accusée de favoriser l’immigration clandestine. Son bateau, le Luventa, a été arrêté et saisi le 2 août.

Si les soupçons à l’égard du rôle des ONG ne sont pas nouveaux, cette “saisie préventive” est une première. Elle s’inscrit dans un contexte particulier en Italie, où la question des flux migratoires est de plus en plus polémique, et où l’approche politique de ce dossier amorce un tournant.
Confrontée depuis plusieurs années à une importante vague migratoire en provenance des côtes libyennes – et ce d’autant plus depuis l’accord avec la Turquie et la fermeture de la route des Balkans –, l’Italie se plaint régulièrement des difficultés qu’elle rencontre et du manque de solidarité de ses voisins européens. Outre le chantage qu’il a tenté d’exercer pour obtenir le soutien des autres États membres (sans succès), le gouvernement italien, notamment son nouveau ministre de l’Intérieur, Marco Minniti, a déployé plusieurs mesures pour répondre à la crise.

Parmi celles-ci : un accord avec l’un des pouvoirs en place en Libye pour qu’il bloque les départs de migrants, un autre avec les tribus du Sud libyen pour qu’elles bloquent les entrées, et un “code de conduite” à l’usage des ONG qui opèrent en mer, et qui sont de plus en plus souvent accusées de constituer, par leur présence au large des côtes, un “appel d’air”, une incitation à prendre la mer. Quand elles ne sont pas soupçonnées de collusion avec les passeurs.
Présenté le 25 juillet, ce code prévoit la présence de la police judiciaire à bord des navires de sauvetage, l’interdiction de faire passer des migrants d’un bateau à l’autre (ce qui contraindra les ONG à regagner régulièrement les côtes italiennes, et donc à s’éloigner de la zone où ont lieu les sauvetages), et celle de communiquer avec les passeurs, même par signaux lumineux.

Il n’a été signé que par trois des neuf ONG qui opèrent dans cette zone. Parmi celles qui ont refusé, Médecins sans frontières et Jugend Rettet, dont le bateau a été saisi.

Serrage de vis

Selon les magistrats, explique Il Post, “le Luventa a recueilli des migrants dont l’embarcation ne semblait pas sur le point de couler, et dans des conditions qui font plus penser à un passage de relais de la part des passeurs qu’à un sauvetage”.

Aux critiques, les ONG répondent que “tout canot pneumatique qui se trouve en mer avec à bord des centaines de personnes est par définition en danger, et que débuter le sauvetage avant que le désastre et la panique ne commencent permet de sauver de nombreuses vies”, rapporte encore le site d’information. Plusieurs journaux soulignent néanmoins que le comportement de Jugend était “suspect” – les volontaires s’avançaient loin dans les eaux libyennes et refusaient de façon ostentatoire la collaboration avec les autorités. “Au point, note Il Post, de pousser d’autres ONG, comme Save the Children, à la dénoncer.”

De fait, l’enquête du parquet de Trapani est partie de la dénonciation de plusieurs ONG, et elle date de l’automne dernier. Il est curieux, souligne Il Manifesto, que “ce dossier vieux de neuf mois soit déterré juste après que l’ONG a refusé de signer le code de conduite”. D’autres titres italiens semblent également suggérer que cette arrestation fait office de “tour de vis” en réaction au refus des ONG de se plier au code, relève Il Foglio.
Outre l’accord avec le gouvernement lybien de Faiez Sarraj (celui qui est reconnu par la communauté internationale) et le code de conduite, Rome vient d’actionner un troisième levier : le Parlement a voté l’envoi de bateaux militaires qui opéreront en soutien aux garde-côtes libyens, dans les eaux libyennes. Ce déploiement n’a été possible que parce qu’il a été demandé par le gouvernement Sarraj, précise La Stampa.

Le problème, comme le soulignent régulièrement les médias italiens, est que Sarraj ne jouit que d’un contrôle limité sur le territoire libyen, et que le dirigeant rival, Khalifa Haftar, voit d’un très mauvais œil l’entrée sur le territoire libyen de navires étrangers. C’est en tout cas ce qu’a rapporté le 2 août au soir la chaîne Al-Arabiya : “Haftar donne l’ordre à ses forces de bombarder tout navire militaire requis par Faiez Sarraj.” Une position que le général a confirmée au Corriere della Sera. Entre-temps, le premier patrouilleur italien, le Commandante Borsini, était déjà entré dans les eaux libyennes.

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