« Le Système : mot tiroir ou valise au Sénégal, vu à l’œil du sociologue ? »

« Le Système : mot tiroir ou valise au Sénégal, vu à l’œil du sociologue ? »

La notion de système est devenue populaire au Sénégal. Tout le monde en parle et à tout-va. Le sens variant selon les usages personnalisés, il nous a semblé nécessaire d’appréhender la notion dans tous ses états. Avant nous, des éléments de définition et de caractérisation du système ont été appliqués au contexte sénégalais. Deux personnes se démarquent de ce lot : le sociologue, acteur de la société civile, et homme politique, Docteur Cheikh Tidiane DIEYE et un acteur politique du renouveau qui se réclame comme un anti- système, Ousmane SONKO.

Dr Cheikh Tidiane DIEYE a récemment publié un ouvrage sur « La corruption bureaucratique au Sénégal, trajectoires, ressorts et représentations populaires », dans l’avant- propos duquel, après avoir soutenu que le problème du Sénégal est plus lié au système qu’aux hommes ou aux régimes, il s’est posé des questions pertinentes pour caractériser le système. « Mais quel est donc ce système ? Qu’est ce qui le caractérise ? Qui sont les acteurs qui l’animent et qu’est-ce qui les motive ? Quelles sont ses règles, ses mécanismes et ses logiques ? Comment se reproduit-il ? »

Autre question pour mieux étayer l’ancrage du système de corruption et de prédation au Sénégal, « pourquoi, face à l’Etat, au bien public, à l’intérêt général ou à la norme, les sénégalais dans leur majorité agissent presque tous de la même façon ?»

Pour y répondre, Cheikh Tidiane DIEYE soutient que les régimes politiques qui se sont succédé au Sénégal ont tous adopté le même dispositif de gouvernance, fondé sur la corruption, l’enrichissement illicite, le clientélisme et les règlements de comptes. « Les mêmes pratiques se déploient de régime en régime et se reproduisent à l’identique ». Il y a une continuité des modes de gouvernance avec les mêmes systèmes de Senghor à Macky SALL.

Des chefs d’Etat qui entretiennent des rapports de soumission vis-à-vis de l’Occident et agissent à l’encontre des intérêts du pays.

«Les acteurs politiques se succèdent dans l’appareil de l’Etat, assimilent et reproduisent les logiques, le langage, les codes et usages et partagent les mêmes petits calculs, les renoncements et bien d’autres pratiques et comportements qui peuplent l’espace politique sénégalais. Cette capacité des élites sénégalaises, qu’elles soient politiques, intellectuelles, religieuses ou coutumières, à se laisser mouler dans cette sorte de sous-culture politique et administrative, faite d’une symbiose inachevée entre des normes et valeurs traditionnelles, des normes légales-rationnelles occidentales importées ainsi que des normes religieuses travesties, semblent être parmi les facteurs explicatifs des maux que beaucoup de sénégalais dénoncent ».

Pour lutter contre le système de prédation des ressources publiques au profit d’une minorité d’élites et au détriment de la grande masse, il propose le renversement du système, en portant le choix sur des personnes neuves n’ayant jamais participé ni de près ni de loin à la gestion nébuleuse du pouvoir. Il propose de changer les hommes du système parce qu’on ne peut pas faire du neuf avec du vieux. Pour dépasser l’ordre social et politique en vigueur, il faut procéder au renouvellement de la classe politique classique.

Ousmane Sonko, l’acteur politique du renouveau et de l’anti système, a vulgarisé le concept de système quand il défend dans son ouvrage récent « Solutions » que le vrai problème du Sénégal, c’est le système et qu’il faut aller vers une rupture urgente.

« Le système dont il s’agit est pernicieux, c’est une pieuvre tentaculaire à plusieurs têtes. C’est d’ailleurs une monumentale erreur de l’identifier par une seule composante politique. En son sein, on trouve des échantillons représentatifs de toutes les couches socioprofessionnelles : hommes politiques, technocrates, hauts fonctionnaires, patrons de presse et hommes de média, affairistes de tous bords, religieux, lobbies d’Etat et privés étrangers…

Chacune de ces composantes joue sa partition dans le maintien et la perpétuation du système et, en contrepartie, reçoit des avantages sonnants et trébuchants sous forme de juteux marchés, de promotions politiques ou administratives et d’absolution des actes de mal gouvernance, d’attributions de fréquences accompagnées d’immunité fiscale et d’avantages occultes, de mallettes d’argents et d’attributions foncières assaisonnées de passeports

diplomatiques, de garantie de grande part de marché faisant du Sénégal un gâteau livré au partage étranger ».

En fait, tous les deux, chacun selon sa casquette, ont défini et caractérisé le système. Ils ont non seulement identifié les différentes logiques et pratiques en vigueur dans le système, mais ont aussi identifié ses principaux animateurs. Mieux, ils ont proposé des voies de sortie du système.

Pour aller plus loin dans cette analyse, nous mettrons en lumière les origines sociologiques du système, avec comme fil conducteur la question de Cheikh Tidiane DIEYE se demandant « pourquoi, face à l’Etat, au bien public, à l’intérêt général ou à la norme, les Sénégalais, dans leur majorité, agissent presque tous de la même façon » ? Dans le langage courant, le système signifie l’ensemble des éléments interagissant entre eux selon certains principes ou règles. Entendu de cette façon, on peut supposer que la société est système, dans la mesure où les relations et interactions sociales entre les hommes, en société, sont organisées selon certains principes et règles. Lesquels sont fondateurs de toute vie sociale. A défaut, c’est le laisser-aller qui ramène à l’état de nature.

Les principes et règles justifient et définissent les statuts, rôles et comportements à avoir dans chaque circonstance. Ils sont appelés à être acceptés et respectés par tous, du moins la majorité. Pour sa mise en œuvre, sa transmission, sa sauvegarde et sa reproduction, il se constitue un corps spécifique de personnes incarnant la volonté générale de mener un vivre ensemble et s’occupant de la cohérence générale du système. Ces gens qui représentent l’élite d’une société vont détenir un pouvoir de contrôle sur la société. Dans un même système social, il peut y avoir des sous- systèmes, selon les domaines d’activités, avec des principes et normes spécifiques organisant les relations entre les acteurs sociaux. Il y a un corps d’élite dans chaque sous-système chargé de la coordination de ses activités. Cette fonction leur donne un pouvoir de contrôle sur l’ensemble des acteurs du système sous sa tutelle.

L’exemple peut être donné dans les relations entre l’Etat et les autres secteurs d’activités comme le système religieux (les autorités confrériques), le système économique (le patronat), le système social (la parenté), le système culturel (les artistes, les chefs coutumiers, l’élite intellectuelle). L’ensemble de ces personnes, détenant le contrôle sur la société, sont appelées : « élites composées d’une minorité sociale » exerçant une emprise sur l’ensemble de la société. Leur pouvoir peut s’exercer par le biais de la détention de la puissance légitime, ou par le biais de la légitimité tout court, qui permet à une personne d’imposer sa volonté à d’autres sans usage de la force. Et que cette imposition soit acceptée comme étant bien fondée (allant de soi). L’ensemble de

ces corps de contrôle de la société peuvent former ce qu’on appelle la « classe sociale des élites », en ce sens qu’ils se retrouvent sur un certain nombre d’affinités culturelles qui les distinguent de la grande masse.

Comme cette classe sociale des élites n’est composée que d’hommes avec des intérêts et des vices, ils peuvent outrepasser les normes et principes fondateurs de leur autorité et garant du vivre ensemble pour ne suivre que leurs penchants personnels. Et c’est ce qui arrive souvent dans les sociétés qui sont soumises à une loi du progrès, où les lois et principes sont appelés à être pervertis au fur et mesure de leur évolution.

Ainsi se constitue-t-il une norme tacite parallèlement aux normes et principes fondateurs, qui règnent sur la société au profit des forts et au détriment des faibles. Cet ordre parallèle à la norme fondatrice est parfois accepté par la grande masse qui, par le biais de l’apathie ou de la violence symbolique, se résigne à accepter la domination du pouvoir établi. Elle peut même aller jusqu’à défendre le statu quo.
C’est l’image parfaite, le portrait-robot du système social sénégalais avec ses sous- systèmes dont les principes et règles fondateurs sont foulés au pied pour faire place à un ordre corrompu qui s’impose parallèlement aux principes et normes fondateurs, comme un principe supérieur et contraignant que tout le monde doit respecter sous risque de subir des réprimandes sociales. Cet ordre social est appelé système conjointement au système formel d’antan dont la manipulation devient le principe et la loi les mieux partagés.

Donc, par système, on a un monde et des pratiques ambiantes conjointement à l’ordre formel, dont la déviance peut provoquer des réprimandes sociales. C’est une forme de renversement des normes et des valeurs à telle enseigne que celui qui ne s’y retrouve pas et décide de ne pas s’y adosser risque une peine sociale proprement dite. C’est le sens du monde à l’envers, de la crise des valeurs, des normes et valeurs d’antan qui deviennent des contre- valeurs, même s’il y aura forcément des déviants à cet ordre social corrompu et perverti qui milite pour les intérêts du pouvoir en place. La grande masse s’y engage par apathie ou par nécessité bien qu’il n’en jouisse pas autant que les détenteurs du pouvoir, qui profitent de leur position d’entrepreneurs de l’ordre social en exploitant la détresse de la grande masse.
C’est le sens des propos d’un de mes interlocuteurs lorsqu’on discutait sur la corruption au Sénégal. « Le Sénégal fonctionne comme ça, si tu fais le sérieux, tu n’avances pas. Même les marabouts sont dans le système. » Propos révélateurs du système dont tout le monde parle sans pour autant le décrire. Au Sénégal, pour réussir, il importe de ne pas

fonctionner sur des principes. Nous assistons à une forme de légitimation sociale de cette philosophie consistant à mettre en avant ses intérêts personnels au détriment du général et que finalement l’essentiel c’est d’arriver à ses fins, peu importe les moyens. Cette idéologie sociale se lit dans l’adage voulant que « la fin justifie les moyens » et suscitant interrogation sérieuse sur notre tendance à user de tout, même du moralement condamnable, pour atteindre un but.

* Docteur Cheikh Tidiane MBAYE Enseignant à l’UCAB (Sociologie de l’entreprise ; Ethique et Humanité, Monde des affaires) Spécialiste en sociologie des religions
DG Cabinet L’œil du sociologue (Formation ; encadrement de mémoire et thèse ; enquête, sondage, conseils et production de données ; intervention sociale ; voyage d’étude ; correction de documents scientifiques)
Président Think Tank GARAB Responsable pédagogique CLUB RMS

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