La crise du régime, la démocratie confisquée… Par Dr Babacar DIOP*

Mais il y aura démocratie quand une majorité de gens libres mais modestes seront les maîtres du pouvoir, et oligarchie quand ce sera les gens riches et mieux nés en petit nombre ».

Aristote, Les politiques

En 2007, deux journalistes italiens du quotidien CORRIERE DELLA SERA publient La Casta, un bestseller dans lequel ils dénoncent la corruption et la gabegie qui caractérisent l’élite politique italienne. Depuis, ils ont popularisé le terme « caste » qui exprime l’indignation qui nait de l’activité et des comportements indécents et insolents des élites politiques. La « caste » est constituée d’une oligarchie, qui par la corruption et le clientélisme, exerce sa domination sur les gens communs qui souffrent dans la misère sociale et la précarité. Ainsi, la terminologie désigne le  modèle de gouvernance conçu pour être entièrement au service des élites économiques et politiques. Les membres de cette catégorie sont ceux qui, par leur position sociale et politique avantageuse désirent infléchir la loi pour satisfaire leurs intérêts personnels. La corruption en constitue la marque caractéristique. La « caste », empêtrée dans ce que Marx appelle « les eaux glacées du calcul égoïste », est puissante, parce qu’elle contrôle les médias et le système judiciaire. Ainsi, nous avons d’un côté la « caste », la coalition des élites politiques, financières et oligarchiques et de l’autre, le peuple, la majorité appauvrie des gens communs. Dans ce sillage, le peuple est la première victime de la violence du régime. Il faudrait entendre par la notion de régime l’organisation politique, économique et sociale des institutions du pays depuis la crise de 1962. Il est caractérisé par les mêmes logiques : le néo-impérialisme, le présidentialisme hypertrophié, le clientélisme clanique sur fond de corruption, l’impunité garantie aux membres de l’appareil étatique, la jouissance égoïste des biens publics, la prédation, l’insolence et le mépris du peuple.

Au Sénégal, nous vivons sous le même régime. Les révisions constitutionnelles et les référendums ne changent rien à cette réalité. En conséquence, les socialistes, les libéraux et les républicains ont servi la même politique d’asservissement du peuple. Le point culminant de cette politique de corruption coïncide avec le « faux consensualisme » de Benno Bokk Yaakaar. Le principe du « gagner ensemble, gouverner ensemble », établi au lendemain de la présidentielle de 2012, efface désormais les frontières politiques. Ce consensus constitue une menace pour la démocratie. Il s’avère bien important d’installer la dichotomie au cœur de la politique afin d’« affronter l’arrogance et l’avidité de la classe dirigeante ». Notre objectif est de reconstruire un peuple (les gens ordinaires) capables d’affronter les élites (la caste des privilégiés). C’est le seul moyen de redonner sens à la politique.

La démocratie confisquée

La démocratie sénégalaise a un caractère oligarchique inquiétant qui menace les fondements de la démocratie elle-même. Une gérontocratie se met en place dans le pays et confisque tous les pouvoirs. Les forces traditionnelles et conservatrices ont fait main basse sur les ressources nationales. Elles veulent perpétuer un système qui a conduit le Sénégal dans le gouffre social et économique. La « vieille corruption » résiste face à l’aspiration du peuple à une démocratie réelle. Malgré les mobilisations du 23 juin 2011 et celles de la Place de l’Obélisque durant la contestation de la candidature d’Abdoulaye Wade portées par notre jeunesse, les bénéficiaires du système continuent leurs forfaitures dans l’indifférence totale à la souffrance populaire. Cette élite (politique, économique et culturelle) s’accapare du pouvoir politique afin de préserver des privilèges. On installe des institutions budgétivores inutiles et non productives pendant que le peuple meurt de faim et manque de services de base, en l’occurrence l’eau potable, la santé, l’éducation et le logement.

Le partage du gâteau national entre les élites politiques actuelles au pouvoir est inacceptable et indécent. Des leaders politiques qui ne travaillent que pour leurs intérêts et leur coterie sont installés à la tête des institutions. Il y a un refus de renouvellement du personnel politique. De ce fait, nous avons toujours les mêmes figures  qui se sont organisés en une puissante caste pour préserver leurs privilèges. Le débat politique et économique se déroule dans une logique de répartition inégalitaire qui profite aux élites. Le Sénégal de la deuxième alternance fonctionne avec un triumvirat comme celui de César, Pompé et de Crassus. La troïka politique (Apr, Afp et Ps) règne contre les aspirations du peuple. Elle ne représente que ses propres intérêts. Elle a tourné le dos aux Assises nationales qui étaient un instrument de transformation du système politique. L’Assemblée nationale, le Haut conseil des collectivités territoriales (Hcct) et le Conseil économique, social et environnemental ont servi à recycler une classe politique qui refuse la retraite. Ainsi, il nous revient de casser ce triumvirat constitué de la plus vieille caste politique du pays. Nous voulons une démocratie authentique qui se nourrit des espoirs et des espérances des classes populaires. L’époque des carrières politiques de trente à quarante ans est révolue.

La berlusconisation du système

De toute évidence les élites ont confisqué la démocratie. Nous vivons une crise du régime qui se manifeste par une crise de la représentation. Il y a un grand fossé entre les représentants et les représentés. C’est une ambiance dans laquelle les citoyens ne se sentent plus représentés par les politiciens. Nous évoluons toujours sous le même régime, malgré les deux alternances que le Sénégal a connues. Il n’y a aucune différence fondamentale entre le pouvoir des socialistes, celui des libéraux et de celui des républicains. Tout se déroule à l’intérieur du même régime. Ainsi, a chaque fois que le peuple a attendu un changement démocratique, il a eu une restauration oligarchique ; ceci a engendré une stagnation de notre démocratie.

La cupidité et la corruption sont les poumons du puissant régime de prédation en place depuis plusieurs décennies. Abdou Diouf avait ses dignitaires intouchables qui avaient participé au pillage sans précédent de l’économie nationale. La gouvernance du népotisme et de l’impunité a été inaugurée et codifiée par les socialistes. Abdoulaye Wade avait mis sa famille au cœur de la grande scandaleuse prédation. Il a accentué la culture de prédation laissée par les socialistes. Macky Sall a accéléré la privatisation de la République et des ressources naturelles au profit de son clan et de sa famille. La famille est citée dans les scandales du pays. C’est toujours le même groupe qui continue d’exercer sa domination sur le peuple appauvri. Donc le régime reste le même, celui d’un présidentialisme corrompu qui assure sa survie par « la politique de la corruption ». Il tolère des alternances en son sein mais s’oppose à toute alternative. S. Roman écrit dans Nous, Machiavel et la démocratie : «Le système interdit toute alternative, mais tolère et encourage les alternances. Nous avons le droit d’être en désaccord, mais nous n’avons pas le droit de changer les règles du jeu. La contestation ne peut plus être extérieure au système, elle devient du coup inoffensive ».

Il y a comme l’écrit E. Laclau dans La raison populiste, «la constitution d’un fossé de plus en plus grand entre le système institutionnel et les gens». Notre système politique est infecté par la corruption et tend dangereusement vers une berlusconisation. Les principaux leaders de la classe politique sont tous impliqués dans des scandales. Le pouvoir de l’argent détruit la démocratie. On dirait que pour faire une carrière politique, il faut voler l’argent du contribuable et procéder à une redistribution. Nous avons nos Berlusconi tropicaux. Ils pillent l’économie nationale. Les élites travaillent pour s’enrichir sur le dos du peuple. Elles travaillent à maintenir le même régime avec son lot de privilégiés. Elles pensent que tout se réduit au gain, au profit et à l’intérêt personnel et égoïste. Elles se comportent  comme des loups qui accourent partout où ils flairent une proie.

Reconstruire un peuple

Il est bien évident que la notion de peuple est différente de celle de population. Le peuple est une conscience collective qui se construit à partir d’une certaine idée du bien commun. C’est une articulation d’une diversité de demandes hétérogènes pour en faire une volonté collective afin de construire une nouvelle hégémonie. Ce qui aboutit à la construction de deux groupes qui s’affrontent dans le champ politique. En somme, il s’agit d’un nous le peuple, les gens communs, les citoyens et d’eux la caste, l’oligarchie, les privilégiés. C’est pourquoi S. Roman soutient dans Nous, Machiavel et la démocratie : « Le champ de la politique oppose toujours les intérêts des grands et ceux du peuple ».

Le système de prédation en place fonctionne sur la base d’un consensus entre les élites. La sacralisation du consensus est un défaut de démocratie. C’est par la confrontation qu’une démocratie se nourrit. Benno Bokk Yaakaar est le symbole de ce consensus qui liquide le peuple pour renforcer la minorité des privilégiés. E. Laclau et Ch. Mouffe ont écrit dans Hégémonie et stratégie socialiste : « Sans conflit et division, toute politique démocratique pluraliste est impossible ». C’est pourquoi, Benno Bokk Yaakaar est la synthèse des expériences de mal gouvernance des socialistes, des libéraux et des républicains. Dans le fond, c’est toujours le même disque qui tourne. En vérité, c’est la face A et B d’une même politique. Nous devons dépasser la démocratie électorale et celle du fichier électoral qui ne s’occupe de l’élection des élites pour une démocratie radicale. Cela nécessite un projet de réforme morale et intellectuelle pour changer les mœurs et instaurer l’émancipation des asservis.

Dans cette lutte, nous devons définir une nouvelle frontière politique qui devra déboucher sur la confrontation entre le peuple et la caste. Les gens ordinaires sont les principales victimes de la violence du système. Ils peuvent aider à la construction d’une force sociale populaire, une « force sociale antisystème ». Il s’agit de combattre le népotisme, la corruption, les injustices et le gaspillage. Nous devons casser  les cadres établis qui aujourd’hui empêchent la politique d’inventer de nouvelles formes capables de répondre aux demandes de notre époque. Il nous faut promouvoir une culture de la désobéissance, de la contestation, de la protestation pour lutter contre le discours creux qui nous maintient dans le dogme du statu quo. En définitive, il s’agit de briser le régime actuel en crise afin d’ouvrir un nouveau processus de transformation de nos institutions. Cela commence par la création d’une alternative au système. Il s’agit de mettre fin au consensus sclérosant qui ne fait que reproduire la corruption.

Pour cette ambition, nous devons commencer par remobiliser le peuple contre les élites qui trouvent leur confort dans le statu quo. La majorité appauvrie devrait être le noyau de la nation et de l’intérêt général. Il nous faut commencer de travailler à « constituer le peuple en agent historique » pour la transformation des institutions. Ce peuple doit travailler à conquérir le pouvoir pour engager une expérience de rupture démocratique. Nous devons sortir d’une « stratégie d’opposition » qui ne produit que des alternances au sein d’une même classe politique pour nous engager dans une « stratégie de construction d’un ordre nouveau ». Cela commence par la construction d’une nouvelle volonté collective populaire. Une alternative politique authentique ne peut venir des cadres politiques traditionnels qui travaillent tous pour le maintien du régime. La jeune génération doit prendre ses responsabilités afin de définir un nouvel agenda progressiste pour la transformation du système. Le contexte n’a jamais été aussi favorable.

Nous devons reconstruire un peuple, un « nous » des forces démocratiques radicales afin de faire face à « eux », la « caste » des prédateurs afin de construire une société nouvelle. Il nous faut une articulation des multiples demandes démocratiques insatisfaites. Pour ce faire, les forces nouvelles qui travaillent pour le changement doivent fédérer les frustrations et les mécontentements hétérogènes (les étudiants, les femmes, les chômeurs, les syndicats, les paysans, les migrants, les travailleurs, les banlieues, les régions oubliées) afin de construire une nouvelle majorité sociale et politique. C’est la raison pour laquelle, nous travaillons à articuler des secteurs politiques capables de se transformer en véritables opérateurs et propulseurs de changements. Comme dit Abdoulaye Ly, figure de la Gauche sénégalaise : « C’est la lutte pour la démocratie qui est à l’ordre du jour ». C’est pour dire que, cette fois ci, il faut aller au-delà du départ de Macky Sall. Nous devons allumer le foyer d’une révolution citoyenne pour une alternative démocratique au profit du peuple. Il s’agit surtout de construire une nouvelle volonté progressiste et collective contre la caste des privilégiés qui ruine notre pays.

*Secrétaire général de la Jeunesse pour la démocratie et le socialisme (Jds)

babacar.diop1@gmail.com

1 COMMENTAIRE
  • doudou diop

    joli text qui resume la vision de la politique au senegal

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