« Hache de guerre enterrée entre Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne »*

« Hache de guerre enterrée entre Boris Diop et Souleymane Bachir Diagne »*

Par Vieux A Touré

Les littératures africaines sont le théâtre de réflexions intellectuelles intenses où l’œcuménicité est quasiment inexistante. Depuis leurs premiers balbutiements avec l’émergence de la négritude, elles ont été jalonnées de débats tant sur le plan esthétique qu’en termes d’orientation et d’engagement.

En effet, il s’agit d’engagement encore car l’histoire littéraire se répète à plusieurs niveaux, et on a l’impression d’assister à un palimpseste. Ce qui nous pousse à nous poser la question suivante : pourquoi, après plus de cinquante ans d’indépendance, revient-on sans cesse sur l’enjeu des langues nationales dans les pays francophones comme le Sénégal ?

L’écrivain, historien Sénégalais, Boubacar Boris Diop a interpellé et critiqué son compatriote, le professeur Souleymane Bachir Diagne, enseignant-chercheur à Columbia University de New York. L’éditorial de Boris Diop parut sur Seneplus.com avec pour titre, « BACHIR DIAGNE, TU PERMETS ? », et ce dernier, lave son honneur avec une réplique sous le titre de « L’or et la boue ». Ce qui a défrayé la chronique dans la presse en ligne et dans les réseaux sociaux.

Les lecteurs et esprits avisés seraient curieux de connaître les soubassements d’une telle posture de Diop compte tenu que les deux hommes ont partagé pas mal de plateformes littéraires tels que des colloques ayant eu lieu tant sur le continent qu’à l’échelle internationale. Or, étant donné que le débat implique ici deux figures majeures de la pensée africaine, deux grandes figures qu’on ne présente plus au public de la république des lettres, alors il y a sans doute lieu de s’arrêter un instant pour tenter de démêler leurs positions respectives, notamment en ce qu’il s’agit de Cheikh Anta Diop. En d’autres termes, que peut-on retenir de leurs postures respectives ?

Dans son éditorial, Diop, procède à une rétrospective de deux interventions du philosophe sénégalais. Pour rappel, ce dernier a écrit : « J’ai deux petits coups de griffe en passant contre Cheikh Anta Diop : premièrement, je me moque un peu de lui avec les mathématiques parce que ce n’est pas si compliqué de traduire la relativité en wolof ! Deuxièmement, il est beaucoup plus jacobin et français qu’il ne le croit parce qu’il veut une langue unique.

Cela n’a pas de sens d’avoir une langue d’unification : pourquoi le projet devrait-il être un projet qui imite l’État-Nation, c’est-à-dire être homogène avec une seule langue, de manière centralisée ? » En réaction à cette déclaration, Diagne déterre, en plus d’apporter des précisions sur le droit de paternité du Carbonne 14 de L’Institut Fondamental d’Afrique Noire, le débat sur l’épineuse question des langues nationales et africaines qui tardent à trouver leur plein pouvoir dans l’enseignement officiel.

En fait, pour mieux comprendre la position de chacun d’entre eux, il faudrait faire un survol irénique de cette discussion, et passer au crible quelques-uns des temps forts de la pensée africaine moderne et contemporaine. En effet, le débat remonte à l’époque des premiers textes de la littérature coloniale lorsque le romancier camerounais, Alexandre Biyidi (alias Mongo Béti), s’en prenait virulemment à Camara Laye pour avoir idéalisé et romancé l’Afrique pré-coloniale.

Le reproche de Béti consistait à demander à Laye s’il n’avait, ne serait-ce qu’une seule fois « assisté à une exaction coloniale ». Certes, Léopold Sédar Senghor, le poète-président, était alors entré dans la danse pour tenter de trancher le débat, faisant recours à une formule qu’on peut qualifier de parnassienne, « l’art n’est pas d’un parti ». En somme, Senghor mettait en avant l’idée que, la littérature, en tant qu’art n’a pas à choisir entre une esthétique ou une autre pour faire preuve d’engagement, notamment vis-à- vis de la situation coloniale.

Dans le champs académique actuel, on parlerait d’activisme littéraire. Or, la question de Biyidi implique, qu’il est certes méritoire de parler de l’Afrique coloniale sous une forme harmonieuse ; mais elle souligne aussi que l’omission des atrocités de la colonisation n’est autre qu’une trahison de la mémoire des peuples de ce même continent—trahison qui passe sous silence cet épisode tragique, encore frais dans la mémoire collective des peuples africains et afro-diasporiques.

Parallèlement, dans le monde anglophone, deux géants de la littérature africaine d’expression anglaise s’engagent dans un débat sur le choix des langues tant en ce qui concerne la littérature africaine, que le système éducatif en générale : Chinua Achebe, auteur de Things Fall Apart (traduit sous le titre de Le Monde s’éffondre et James Ngugi plus connu sous le nom de Ngugi Wa Thiong’o. Ngugi est l’auteur de Decolonizing the Mind (1986), dont il va falloir attendre vingt-cinq ans avant de voir la traduction française par Sylvain Prud’Homme sous le titre de Décoloniser l’esprit. En outre, dans une contribution parue dans Le Monde Diplomatique en Août 1987, Ngugi pose dans son introduction la question suivante, « quelle est la différence entre un homme politique proclamant que l’Afrique ne peut se passer de l’impérialisme, et un écrivain proclamant que l’Afrique ne peut se passer des langues européennes ? »

Car encore, pour lui, la langue est véhiculaire de culture, et c’est l’une des raisons pour lesquelles, il a tant critiqué la négritude. Or, il convient de rappeler que c’est Diagne qui avait lui-même aidé Ngugi à traduire des textes de Senghor, alors même que Ngugi fustigeait ce dernier dans son texte devenu classique de la littérature africaine, Decolonizing the mind. Diop et Ngugi font partie des rares africains qui ont décidé d’écrire des textes en wolof et en kiswahili, entreprise tout autant titanesque que louable, quand on connaît le nombre d’obstacles auxquels ils doivent faire face en termes de coût financier, de publication et de lectorat. Récemment, Diagne rejoint les rangs car il travaille sur la traduction qu’il considère comme un métalangage. Il met l’accent sur l’importance de la traduction comme « philosophie des langues » d’où il y aurait un dialogue de sens ; ce qui permettrait d´éviter de tomber dans ce que Ngugi appelle un « linguicide. »

Face à la position de Ngugi, Achebe rétorquait en substance qu’il n’utiliserait que les outils qui lui sont disponibles, et dont l’anglais fait partie. Ce que nombreux ignorent toutefois, c’est que Ngugi 1 (nominé à plusieurs reprises pour le prix Nobel de littérature), et, Wole Soyinka (récipiendaire de ce prestigieux prix littéraire), sont revenus sur leurs critiques à l’égard de la négritude, en reconnaissant respectivement avoir commis l’erreur de penser la négritude comme homogène et de rejeter le fait que les pontifes de la négritude avaient un ancrage dans une culture « statique » et « sclérosée ». Sur cette même question, la thèse sur la décrépitude de la négritude est rejetée par bon nombre de penseurs contemporains œuvrant à réhabiliter la pensée négritudiste, y compris l’ouvrage de l’historien Gary Wilder, et de Cheikh Thiam ou de feu Abiola Irele.

En 2005, l’écrivain Diop, dans un article intitulé, « Le Sénégal entre Cheikh Anta Diop et Senghor » levait, pour sa part, le voile de la discorde avec une analyse sobre et précise dédiée à deux personnalités dont il considère qu’ils ont laissé des traces indélébiles dans l’histoire intellectuelle du Sénégal, voire-même, dans l’âme de la nation sénégalaise. Il importe de retenir de cette intervention que Senghor et Cheikh Anta étaient des opposants politiques, ce qui aura valu à Cheikh Anta un mois d’emprisonnement à Diourbel. Pour autant, dans le fond, et hormis les querelles politiques qui les opposaient, les deux hommes partageaient un projet commun : la réhabilitation de l’Afrique. Un projet que poursuivait, d’une part Senghor à travers la négritude ; une négritude qui s’appuyait d’ailleurs sur des théories défendues par Cheikh Anta et les égyptologues. Projet aussi que poursuivait, d’autre part, Cheikh Anta, à travers son œuvre qui visait à rectifier « la falsification de l’histoire. »

Selon Boubacar B. Diop, « d’une certaine façon, les deux hommes de culture étaient au 1 D’ailleurs en 2016, lorsque Bob Dylan, le célèbre chanteur et compositeur américain a reçu le prix Nobel
en littérature, beaucoup d’Africanistes étaient déçus, car selon « les ragots d’universitaires » pour reprendre l’expression de Carli Coetzee, l’éditrice de Journal of African Cultural Studies, cela devrait être le tour de Ngugi. Et pour combler le tout, le récipiendaire n’a pas fait le déplacement, pour des raisons relativement douteuses.

service du monde négro-africain, en utilisant chacun ses armes propres. Et de fait, les Sénégalais ont très souvent une égale admiration pour eux » (5). Mais pour en revenir à l’objet de notre propos, l’on pourrait dire que, même en ignorant tous les paramètres de ce malentendu idéologique entre Diop et Diagne, l’on peut constater des tendances entre les deux penseurs de l’espace transatlantique. Boubacar B. Diop s’auto proclame disciple de Cheikh A. Diop, pour emprunter le vocable de Diop lui-même, alors que Diagne est sans doute « un admirateur » de Senghor puisqu’une partie de ses travaux portent sur la pensée philosophique de Senghor.

Dès lors, on comprend, qu’il s’agit là, d’une querelle qui en cache une autre querelle. Le titre de l’éditorial de Diop, inscrit en majuscules, comme pour signifier la colère, est le premier élément qui attire l’attention des lecteurs, en particulier, des natifs du numérique. Par ailleurs, Diagne l’accuse en revanche de triturage de texte. Il ne faudrait, peut-être pas, cela dit, mésestimer la charge de Diop. Pour redorer son blason contre cette « attaque », Diagne revient à la charge à travers son article, « l’or et la boue », en rappelant le contexte dans lequel sa publication était parue, il y a de cela, vingt-cinq ans. Il clarifie, que l’article que Diop critique est, en fait, un hommage rendu à Cheikh Anta.

Pour ne pas enfoncer le clou ou verser dans le piège de la critique entrainant souvent un ressassement de querelles sémantiques ou d’honneur—bien que, parfois légitimes—il faudrait, afin de sortir du débat piégé, noter que ce malentendu est symptomatique de la divergence des meilleurs d’entre nous, à l’instar des penseurs précités, pour dire comme le veut notre adage populaire, nit ku dul jumm amul [L’erreur est humaine].

En tout état de cause, en bons philosophes, ils comprennent mieux que la jeunesse sénégalaise et africaine a des attentes vis-à-vis de leur intelligentsia sur la prégnance de la continuité des débats à plus haute portée patriotique et sur des questions brûlantes d’actualité dont ils ont tous deux fait montre d’humanité. La jeunesse africaine a vraiment besoin de la conjugaison et de la complémentarité de leurs pensées afin d’empêcher des batailles rangées, à la Senghor et Cheikh Anta, d’autant plus qu’il s’agit de deux amoureux de la sapience.

Pour rappel, les deux penseurs dont il est question, ont tous deux eu à trancher des débats opposant deux camps, Diop l’a fait avec Senghor et Cheikh Anta, Diagne l’a fait l’année dernière avec le débat qui opposait le président français Emannuel Macron à Alain Mabanckou, premier africain à occuper la chaire de création artistique au collège de France et à Achille Mbembe, l’auteur du classique des études postcoloniales, De la Postcolonie, à titre d’exemple.

Suite à la lettre ouverte de ces derniers adressée au président français, qui porta son deuxième choix sur Felwine Sarr, Diagne a eu recours à la sagesse philosophique pour calmer les ardeurs. Il nous semble que le refus d’Alain Mabanckou de diriger le rapatriement des patrimoines culturels, et l’acceptation de leur collègue, Felwine avec qui ils sont les architectes de « Les ateliers de la pensée » servait de stratégie pour diviser et mieux régner.

Les ateliers de la pensée qui se tiennent à Dakar chaque année, rappellent, à bien des égards, les grandes rencontres intellectuelles du Paris des années 1930, c’est à dire de l’Afrique plurielle, comme le dirait Albert Gérard. Cette Afrique là, malgrè ses querelles internes, visait et militait pour une solidarité pensante, vivante, et transatlantique, dans un dialogue fécond et productif pour les humanités.

Le 16 Septembre 2019

* Vieux A. Toure
Penn State
vieuxtouremande@gmail.com

2 COMMENTAIRES
  • Mouhamed

    Texte de qualité bien écrit et bien pensé. On sent le  niveau universitaire élevé de l’auteur. Félicitations !

  • Touré

    Travaille laborieux! Excellent 

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