Dr Cheikh Tidiane Dieye : « Il y a comme une sorte de business sur les tests »

Docteur Cheikh Tidiane DIEYE est un homme engagé. Pour inintérêt, le Coordonnateur National de la Plateforme AVENIR Senegaal Bi Nu Begg est prêt à y laisser sa vie. Présent à tous les grands combats menés par la société civile, Dr Dieye veille scrupuleusement sur la bonne gouvernance des affaires de cité. Dans cette interview accordée à Guestuinfo, ce membre du collectif « Arr lu niou bokk » revient sur plusieurs questions d’actualités: la gestion de l’épidémie du coronavirus par l’Etat, la controverse autour de l’attribution des marchés relatifs à l’aide alimentaire, le Franc Cfa, entre autres…Sans langue de bois, Dr Dieye dit tout.

–Le président Macky Sall a, lors de son adresse à la Nation, décidé d’assouplir certaines mesures de restriction liées à l’Etat d’urgence ; notamment la réouverture des lieux de culte. Une décision très controversée, du reste. Comment appréciez-vous cette décision ?

Cette décision doit être analysée sous sa triple dimension technique, politique et socio-économique. Techniquement, elle va à contrecourant des pratiques habituelles qui organisent et déterminent les trajectoires de confinement ou de déconfinement ainsi que la rigueur attachée aux mesures de restrictions servant à endiguer la propagation du virus au sein de la population. La décision ne devait pas être du goût des personnels de santé qui se dévouent corps et âme pour éviter qu’une explosion trop rapide des cas ne déborde la structure sanitaire du pays. Donc, si la décision est techniquement insensée, il faut trouver sa raison dans les dimensions politiques et socioéconomiques. Au plan politique, la gestion de la crise sanitaire à fait l’objet de beaucoup tâtonnements, de tergiversations, de louvoiements et de manque de rigueur. C’est comme si le pouvoir cherchait à ménager la chèvre et le chou, et les signaux contradictoires qui ont émergé de ses postures ont brouillé son message sur la dangerosité de la maladie. C’est ce qui explique en partie le relâchement que nous constatons partout au sein de la population et qui pourraient être malheureusement fatale. Et là-dessus, au lieu de pointer ses propres irresponsabilités et faiblesses, le pouvoir a tenté de se défausser sur les citoyens, arguant que les sénégalais seraient incapables de respecter les interdits.

Or ce qu’il semble oublier, c’est que les sénégalais comme tous les humains, obéissent aux mêmes ressorts de l’obéissance vis-à-vis des lois. Lorsque les émetteurs des règles n’ont pas toute la légitimité qu’il faut ; lorsque ces règles sont appliquées de manière sélective ou sont négociables ; lorsque les sanctions sont distribuées de manière partisane ou clientéliste ; lorsqu’en fin ceux qui les adoptent eux-mêmes sont les premiers à les violer, alors les citoyens auront toujours tendance à ajuster leur comportement dans le sens qui les favorise. Après tout n’a-t-on pas vu un ancien Premier ministre prier en vendredi dans une mosquée alors que le Président disait la veille qu’il fallait éviter temporairement ces rassemblements ? N’a-t-on pas vu le Président lui-même réunir des foules au palais de République et même serrer des mains 48 heures après avoir demandé aux sénégalais d’éviter de le faire ? Gouverner par l’exemple est la meilleure forme de gouverner.

En fin au plan socioéconomique, il faut reconnaitre le gouvernement n’avait pas une grande marge de manœuvre pour maintenir les mesures restrictives. La marmite sociale était portée à ébullition et il fallait soulever le couvercle pour éviter l’explosion. Avec l’arrêt ou le ralentissement de l’activité économique dans un pays dont l’écrasante majorité des travailleurs est active dans une sorte d’économie de survie dans l’informel, un maintien durable des mesures restrictives sans mesures de soutien aurait pu déboucher sur des soulèvements.

-Beaucoup pensent que le président de la République a cédé à la pression à certains groupes religieux qui ont bravé l’état d’urgence.
Oui il est évident que le gouvernement a lâché du leste sous la pression d’acteurs économiques et de cercles religieux d’où s’élevaient des contestations fustigeant le deux poids deux mesures qu’ils percevaient dans l’application de certaines mesures relatives au lieux de prières.

L’événement survenu à Kaolack était déjà un signal suffisamment fort pour que l’Etat revoie sa posture en décidant d’assouplir les mesures, pour éviter justement que des révoltes populaires ne lui imposent un recul, ce qui lui aurait fait perdre la face.

-L’église catholique et une partie de la communauté musulmane ont opté pour le statut quo ; c’est-à-dire maintenir les lieux de culte fermés. Cela ne risque-t-il pas remettre en cause la cohésion sociale surtout dans ces moments difficiles ?

Lorsque le message de l’Etat est faible ou brouillé, il perd sa capacité d’entrainement et de mobilisation des citoyens au-delà de leurs cercles primaires d’appartenance. Et lorsque cela arrive, les groupes ont tendance à agir selon leurs propres logiques, qui ne correspondent pas toujours à l’intérêt général et aux principes de la République. C’est donc clairement la faiblesse de l’Etat qui lui fait perdre des parcelles d’autorité qu’investissent d’autres groupes. La Nation sénégalaise, quoi qu’on en pense, est encore en construction. Ses fondations sont très fragiles et l’Etat censé les consolider est lui-même contesté dans ses prétentions, car étant encore perçu par une écrasante majorité de la population comme une construction coloniale aujourd’hui captée par une élite locale qui en use et abuse pour piller des ressources collectives. En ce qui concerne la cohésion sociale, il est vrai que les fractures s’agrandissent dangereusement depuis quelques années du fait des manipulations et du manque de retenue de certains hommes politiques et de l’apparition dans l’espace religieux de gens qui suscitent des controverses factices et alimentent des contradictions qui n’existent peut-être pas pour en tirer profit.

Je dois dire cependant que ce qui semble être des lignes de fracture, surtout dans le domaine religieux, ou plus particulièrement le domaine confrérique, est en fait l’expression d’une riche diversité dont nous devrions plutôt tirer profit. La diversité ne doit pas être forcément source de divergence ou de division. Je fais confiance au peuple sénégalais et je le sais capable de sursaut à chaque fois que les fondamentaux sont ébranlés pour neutraliser les oiseaux de mauvais augures et les fossoyeurs de la concorde. Nos guides religieux ont montré à de nombreuses occasions qu’ils peuvent nous rassurer par leurs actes lorsque le bateau vient à tanguer. C’est pourquoi ils devraient se parler plus souvent et poser des actes forts qui ressoudent les liens. La diversité doit être vue comme un héritage que les anciens nous ont légué. Il nous appartient d’en faire le meilleur plutôt que le pire. Pour construire les fondations sur lesquelles doit reposer un édifice solide, il faut du sable du ciment, du fer, de l’eau et d’autres choses. Je vois les différentes communautés nationales comme ces éléments. C’est en les mélangeant qu’on peut en tirer le meilleur pour refonder l’Etat comme la Nation sur des bases plus endogènes. Et cela passe forcément par du dialogue, de la négociation perpétuels du compromis social.
-Le Sénégal compte à ce jour, plus de 3000 cas positifs de coronavirus 35 décès. Comment analysez-vous la stratégie de lutte contre le coronavirus du ministère de la Santé

Il est difficile d’analyser une stratégie en cours de mise en œuvre. Si la stratégie semblait relativement claire au tout début de la pandémie, mis à part quelques légers flottements, notamment en ce qui concerne le retard relatif dans la fermeture des frontières, on a vu ensuite beaucoup de problèmes dans la coordination, les orientations et les choix entre les structures de l’administration. Avec l’apparition des cas communautaires, le ministère aurait dû choisir aussitôt d’intensifier les tests pour diagnostiquer le maximum de personnes autour des malades et des cas contacts. Cela aurait permis d’aller plus vite que le virus au lieu de lui courir après. En plus de deux mois d’épidémie, le ministère a réalisé à peine 33.000 tests là où on aurait pu en faire des centaines de milliers. La faiblesse des tests s’explique en partie par l’exclusivité et le quasi-monopole accordé à l’institut Pasteur sur les dépistages. Il faudra bien d’ailleurs, qu’à l’heure du bilan et de l’audit, qu’on nous explique pourquoi l’IRESSEF du Professeur Souleymane Mboup, qui est une référence dans ce domaine a été écarté et confiné dans la seule région de Thiès qui avait peu de malades en laissant à Pasteur le reste du pays. Qui plus est, avec le Force COVID 19, on aurait pu fournir à plusieurs laboratoires régionaux les équipements nécessaires pour réaliser des tests.

Il y a comme une sorte de business sur les tests et l’avenir nous dira ce qu’il en est. A la place du Président de la République, j’aurai saisi cette opportunité pour subventionner massivement l’IRESSEF afin d’en faire une institution de référence continentale et mondiale. La crise de la COVID 19 nous montre la nécessité pour chaque peuple de conquérir sa souveraineté sanitaire. Et la cela passe par un contrôle étroit sur les données et les techniques. Ce n’est pas pour rien si l’institut Pasteur a refusé de donner des souches à l’IRESSEF alors qu’il en a surement donné à Pasteur Paris et d’ailleurs. En ce qui concerne la communication, il y a le fait que la technicité du langage du Ministère et le fait de suivre un protocole standard de communication n’a pas permis d’adapter celle-ci aux réalités locales pour une meilleure gestion des cas communautaires. La communication du ministère a été pour beaucoup, même ce n’était pas son intention, dans la stigmatisation et la peur.

–La distribution de l’aide alimentaire destinée aux populations les plus démunies suscite une vive polémique par rapport à la transparence dans l’attribution des marchés. Ces soupçons sont-ils justifiés à votre avis ?

C’est le grand faux-départ qui a eu ensuite pour effet de démanteler tout le consensus que le Président avait réussi à bâtir avec les forces sociales et politiques. Un vrai jeu d’amateur. Lorsqu’on a déclaré qu’on est en guerre, on ne peut plus se permettre de fonctionner sur les mêmes paradigmes d’une gouvernance que tout le monde avait rejetée. Le Président a commis plusieurs fautes politiques dans ce dossier. La première c’est d’avoir laissé le ministère de son beau-frère gérer seul, avec ses techniciens, toute la machinerie de l’achat et de la distribution du riz. La seconde concerne le retard inexplicable dans la mise en place du Comité qui était annoncé pour être de pilotage, mais qui à l’arrivée a été réduit à un comité de suivi.

La troisième concerne en fin l’opacité des conditions d’attribution des marchés pour l’achat du riz et le convoyage des denrées dans les régions. Ces failles ont démobilisé l’opinion publique. Une perception d’autant plus traumatisante pour cette dernière que nous sommes dans un contexte de crise sanitaire. J’invite d’ailleurs le Comité de suivi à s’intéresser aux quantités de denrées effectivement livrées par les compagnies attributaires des marchés car c’est souvent là que résident les stratégies frauduleuses.

-Le Comité de suivi du Force covid-19 dirigé par le général François Ndiaye connait déjà des remous. Cette structure est accusée d’avoir voulu octroyer des perdiems de plus d’un million de F cfa à chacun de ses membres au moment où le Peuple souffre.

Ce scandale moral n’était pas une surprise pour moi. Même si j’ai été parmi les premiers à demander la mise en place du Comité de pilotage, suite au message à la Nation du Président du 3 avril, je ne m’attendais pas au format final. Le fruit n’a pas tenu la promesse des fleurs. Le comité est structuré comme si sa mission consistait à effectuer un dialogue politique sur la gestion de la crise. Il aurait du être un Comité composé de techniciens sectoriels à la compétence avérée pour faire les choix et les orientations stratégiques, de gestionnaires chevronnés pour faire les bons arbitraires et de contrôleurs expérimentés, sages et incorruptibles pour pister, retracer et retrouver chaque centime dépensé.

Vous vous souvenez sans doute du Conseil d’orientation de l’ANOCI à son époque. Sa composition était presque identique à celle du comité du Force COVID 19. A la fin de la mission de l’ANOCI, son conseil de surveillance avait attesté que l’agence était une référence mondiale en matière de transparence et de gestion et que tous les comptes étaient limpides. La suite est connue : les scandales de l’ANOCI n’ont pas encore fini d’être élucidés. C’est le sort qui guette ce comité du Force COVID 19

-L’actualité, c’est aussi le «décret » controversé sur l’honorariat accordant des indemnités aux ancien présidents du Conseil économique social et environnemental. L’Etat nie l’existence de ce «décret ». Quelle est votre conviction.

Ma conviction est que l’Etat est rattrapé par son propre mensonge. Ce qui pose problème, ce n’est pas qu’on n’ait pas dit la vérité. C’est qu’on ait pensé qu’on pouvait la cacher. Mais le problème ce n’est pas l’Etat. Ce dernier n’est qu’un contenant qui prend la forme et la couleur que ceux qui l’habitent. J’ai déjà dit à de maintes occasions que le Sénégal est dans faillite morale totale doublée d’une médiocrité sans précédent. Les faits le confirment tous les jours. Cette histoire me rappelle d’ailleurs l’histoire de la fameuse valise d’Alex Segura qui avait éclaté le 25 septembre 2009. Après avoir tenté maladroitement d’étouffer le scandale, l’Etat avait fini par le nier en alignant mensonge sur mensonge. Mais chaque mensonge l’enfonçait davantage, jusqu’au moment où le Premier ministre d’alors finit par avouer que le Président Wade avait offert environ 80 millions de FCFA au fonctionnaire du FMI mais que c’était un cadeau donné conformément à nos us et coutumes. Argument que j’avais d’ailleurs démonté dans une contribution que j’avais publiée à l’époque sous le titre d’«Etat corrupteur ». Pour le cas de la dame du CESE, maintenant que le vrai décret est sorti et l’ancien retrouvé, attendons de voir quelle grossièreté ils vont encore nous sortir.

Je crois d’ailleurs qu’il faut poser un vrai débat sur l’utilité de ces institutions. Le CESE peut avoir son utilité. Mais ce n’est pas le cas actuellement et il coûte trop cher pour peu de résultat. Moi Président, je l’aurai transformé en « Grand Conseil de la République » pour n’y amener, à la suite d’une sélection rigoureuse par les pairs dans tous les secteurs, les meilleurs d’entre nous pour réfléchir, sans parti-pris, sans arrière-pensée et sans pression au présent et à l’avenir de notre pays. Il serait consulté par le Président avant toute grande décision. Ses membres travailleraient à titre bénévole. Je suis sûr que de nombreux patriotes sénégalais talentueux accepteraient de rendre un peu à leur pays sans rien demander en retour.

La France a adopté un projet de Loi entérinant la fin du Franc CFA. Qu’est ce que cela va changer?

La France vient de poser un nouvel acte. Ce 20 Mai 2020, le Gouvernement Français a adopté un projet de Loi entérinant la fin « symbolique » du Franc de la Communauté Financière Africaine (CFA). Cette décision fait suite à l’accord conclu le 21 décembre 2019 par M. Alassane Ouattara, Président en exercice de l’UEMOA et le Président de la République Française, M. Emmanuel Macron pour opérer des réformes suivant quatre axes : (i) Le changement du nom de la devise, du Franc CFA à l’ECO; (ii) La suppression de l’obligation de centralisation des réserves de change sur le compte d’opérations au Trésor français; (iii) Le retrait de la France des instances de gouvernance de la zone; (iv) La mise en place concomitante de mécanismes ad hoc de dialogue et de suivi des risques.

La France est donc clairement dans sa stratégie consistant à utiliser l’UEMOA et certains chefs d’Etat qu’elle sait manipuler pour atteindre ses objectifs. Elle n’a cependant aucune chance de réussir son coup car la CEDEAO et ses citoyens trouveront le moyen de mettre en déroute son funeste projet.

Vous aviez à l’époque fait une sortie pour lever un « biais » par rapport à la paternité de ce projet. Cette rivalité à peine voilée entre l’UEMOA et la CEDEAO ne risque-telle pas de compromettre les chances de l’Eco ?

Oui en effet. Macron et Ouattara veulent faire croire que l’ECO est le projet de monnaie conçue pour remplacer le FCFA et que ce projet serait conduit en parfaite intelligence avec la CEDEAO. Il n’en est rien. L’ECO est un projet spécifique qui n’a rien à voir avec la FCFA. Il n’est ni destiné à le remplacé ni à lui faire de la place. Il se trouve simplement que par pure opportunisme, sentant que le projet de création de l’ECO de la CEDEAO avançait à grand pas suite à l’adoption du nom, des signes et du modèle de gouvernance de la Banque centrale de l’Afrique de l’Ouest, la France, avec l’aide de ses amis, a cherché à torpiller ce projet en lui enlever sa substance, à savoir sa flexibilité et sa déconnection de l’Euro. C’est une manœuvre absolument condamnable. J’avais dit dès décembre 2019 que le Nigeria, le Ghana et les autres pays de la CEDEAO non membres de la zone CFA n’accepterait jamais ce forfait. Ils l’ont déjà affirmé et son depuis dans la même posture. Il est temps que la Président Macky Sall sorte de l’ombre de Ouattara sur ce dossier et dise au sénégalais le rôle qu’il joue dans ce torpillage en règle du projet de l’ECO CEDEAO. Son silence devient plus que dérangeant.

En tant que expert de la CEDEAO, que comptez-vous faire?

Je peux cependant vous assurer que l’UEMOA et la France n’usurperont pas le nom de la monnaie de la CEDEAO. Cette stratégie du « diviser pour régner » de si triste mémoire, va cesser. Avant de s’engager plus loin, la France devrait méditer sur la déroute de l’Union européenne dans les Accords de Partenariat Economique (APE). Lorsqu’en 2003, à Lusaka, nous lancions la campagne africaine « Non aux APE » beaucoup pensaient que les pays africains n’aient aucune chance d’arrêter la volonté de l’UE. Aujourd’hui, en 2020, il n’y a toujours pas d’APE régional en Afrique de l’Ouest, en dehors de de la Cote d’Ivoire et du Ghana que l’UE avait forcé à signer sous la pression politique et économique.

La France aurait beaucoup à perdre en crédibilité si elle tentait un passage en force qui mettrait en mal la cohésion de la CEDEAO. En ce qui concerne les Chefs d’Etat de l’UEMOA, le contexte actuel de la COVID 19 qui a amplifié tous les défis, devraient plutôt les pousser à mieux réfléchir pour adopter leur propre voie plutôt que de suivre l’agenda tracé par la France.

Propos recueillis par Daouda Gbaya(Guestuinfo.com)

COMMENTAIRES
    Publiez un commentaire