Comme toutes les figures de proue de l’islam, le face à face du Cheikh avec les administrateurs de la colonie, le jeudi 5 septembre 1895, allait faire connaître au Cheikh des épreuves dures, des souffrances et atrocités inimaginables. Comme tous les grands hommes, Cheikh Ahmadou Bamba rentrait dans l’histoire pour ne plus la quitter.
Le 10 août 1895, la troupe coloniale dirigée par le commandant Leclerc devait aller à Mbacké Baari pour l’arrestation du Cheikh. Serigne Muhamadou Lamine Diop Dagana nous décrit les faits:
Diéwol, Saint-Louis et déportation
Ce fut le samedi 11 août 1895 qu’Ahmadou Bamba quitta la résidence qu’il avait construite dans le Djolof pour l’acquisition et la diffusion de la science. Son départ coïncida avec le départ de Louga du Commandant de la troupe (chargé de son arrestation). Ils se rencontrèrent à Diéwol au soir du même jour.
A Diéwol, le Saint homme fut encerclé et on lui fit savoir qu’il doit suivre la troupe car le Gouverneur Général est pressé de le voir. Ce jour-là, malgré leur armada et leur empressement, le marabout leur a fait comprendre qu’il a reçu l’ordre de Son Seigneur de passer la nuit à Diéwol et la suite on la connait, le Saint homme a effectivement passé la nuit à Diéwol.
Ainsi, une fois à Saint-Louis, le jeudi 5 septembre 1895, le Conseil privé décida la déportation du Cheikh en un lieu où, selon les membres de ce Conseil, ses « prédications fanatiques » n’auraient aucun effet. Ils décidèrent de l’exiler au Gabon, où le Cheikh séjourna pendant plus de sept ans. Cette décision indigna tous ses frères musulmans ; même les membres du comité consultatif des affaires musulmanes vinrent lui témoigner leur soutien.
Bamba, un homme hors du commun
Incontestablement, le Cheikh et les colonisateurs n’avaient pas la même logique des événements : alors que l’autorité coloniale le considérait comme son prisonnier, le Cheikh se conduisait en toute liberté sur un champ mystique que leurs yeux profanes ne pouvaient apercevoir. La preuve ? Ses nombreux poèmes Assirou Ma al Abrari et autres composés durant cet exil. Cheikh Ahmadou Bamba disait « Quand je marchais, j’étais en compagnie des Vertueux. Pourtant, les ennemis croyaient que j’étais là-bas leur captif. »
Expédier un Sénégalais nous dit Cheikh Abdoulaye Dièye, accoutumé au climat sahélien dans une région équatoriale humide était synonyme de condamnation à mort. Telles étaient en effet les visées de l’autorité coloniale qui n’hésitait pas à déporter les éléments dangereux ou gênants vers des contrées hostiles et dangereuses (Gabon, Guyanne, Nouvelle Calédonie, etc.). Les prisonniers devaient subir l’animosité des convoyeurs et un voyage en mer dans des conditions inhumaines.
La plupart succombaient aux maladies endémiques, aux attaques des bêtes féroces ou venimeuses, ou simplement par inadaptation au climat. C’est pourquoi Cheikh Ahmadou Bamba est un homme hors du commun. Son poème Sindidi qu’il a composé avant l’exil est une protection voire un bunker où il demandait à Dieu de le protéger de toutes épreuves possibles et imaginables. Il semblait connaitre son destin pour ne pas dire sa destinée.
Mayumba et Lambaréné, au Gabon
Il embarqua le 21 septembre à bord du « Ville de Pennambouc » ou du « Tibet » et n’apprit sa destination qu’une fois à bord. Alors que l’Almamy Samory était parti avec une suite et quatre femmes, le Cheikh, lui, était sans compagnies (ni femmes, ni enfants, ni frères, ni disciples).
Le navire fit deux escales : la première à Conakry en Guinée, la seconde après avoir contourné l’énorme ventre africain, au Dahomey (actuel Bénin). Quoi qu’il en soit, la destination finale du Cheikh fut Mayumba au Gabon, endroit infesté de mouches tsé-tsé. Il s’est avéré qu’il ne touchait pas sa rente et ne mangeait pas ce qu’on lui apportait ; on ignore comment et de quoi il se nourrissait. Il passait ses journées à prier, à méditer et à écrire et conservait ses écrits dans des malles qu’il traînait à l’abri d’une cabane au moment des pluies.
Après cinq ans d’une existence dont les périls, l’insalubrité et les privations ne semblaient avoir aucun effet sur lui, l’administration l’envoya à Lambaréné, au centre du Gabon, dans un petit poste perdu dans la jungle équatoriale. Les témoignages du Docteur Schweitzer et de ceux qui fréquentaient l’hôpital où l’on soignait les lépreux et les victimes des maladies endémiques de la jungle, nous donnent une idée de ce qu’était Lambaréné à cette époque. C’était une forêt vierge recouvrant le sol de son manteau continu, interrompu seulement par des lacs et des cours d’eau aux bras nombreux.
Bamba revenu plus riche et plus grand
Toutes ces épreuves ne firent qu’augmenter la piété du Cheikh, et l’enrichirent d’une sublime expérience mystique qui lui inspira de magnifiques poèmes. Ainsi, lorsque le Gouverneur Général lui « accorda la grâce » en août 1902, il revint dans son pays intérieurement plus riche et plus grand qu’il n’en était parti. C’est là que réside le véritable miracle du Cheikh, signe d’une sainteté qui lui permettait de vivre, non dans la douleur et les privations mais au- dessus d’elles, dans la sérénité la plus parfaite, non sur terre, mais en Dieu. Il a ridiculisé ceux qui avaient pris la décision de le déporter et toute leur administration accoutumée à de pareils actes inhumains.
De retour au Sénégal, le Cheikh poursuivit l’éducation de ses disciples. Mais le nombre de ses adeptes ne cessait de croître et le développement fulgurant du Mouridisme demeurait une source d’inquiétudes pour les colonisateurs qui se sentaient menacés à terme. Les persécutions reprirent et le Cheikh fut à nouveau accusé de stocker du matériel de guerre à Darou Marnane, près de Touba.
Cette conviction, loin de reposer sur la moindre preuve, se fondait à nouveau sur une méconnaissance totale des œuvres, de la pensée et du genre de vie du Cheikh. On croyait par exemple qu’il était de la secte Quadiriya et professait la doctrine de la tidianiya qui prêche la guerre religieuse (erreurs qui justifiaient selon eux, l’éloignement « du marabout fanatique » aux yeux du gouvernement colonial).
Exil en Mauritanie et retour au…
C’est alors que les colonisateurs décidèrent de l’exiler en Mauritanie, où se trouvaient de grands hommes de Dieu connus des Sénégalais. Ils espéraient ainsi réduire le prestige du Cheikh Ahmadou Bamba, et par conséquent la ferveur et l’influence des foules auprès de lui. Pour calmer les esprits de ses adeptes et sympathisants qui s’étaient révoltés devant une telle injustice, le Cheikh déclara :
« Je ne fonde pas mes espoirs sur le soutien d’un ami, ni ne crains l’agression d’un ennemi : je me suis entièrement confié à Dieu ».
En 1902, Ahmadou Bamba revint au Sénégal auréolé de grâce et de sainteté. Durant sa longue captivité en Afrique équatoriale, il avait rencontré au Gabon deux fonctionnaires sénégalais, Doudou Ma MBaye et Blaise Diagne qui allait devenir plus tard le premier député du Sénégal et une figure proéminente du monde politique de la première moitié du XX è siècle.
Ahmadou Bamba, pendant sa déportation, avait étonné ses persécuteurs et forcé l’admiration et l’estime du siècle. Le mouridisme, cependant, n’avait rien perdu ni de sa vitalité ni de son originalité pendant la longue absence de son fondateur. Il s’était propagé avec ampleur à travers le Baol, le Djoloff, le Cayor, le Saloum et même le Walo. La confrérie fut confiée durant toute son absence à son frère Mame Thierno Birahim Mbacké qui a bien veillé sur elle.
Aussi, le retour du Maître au Sénégal fut-il salué par une ruée de fidèles accourus de tous côtés. Les autorités françaises décidèrent de nouveau de son transfert, cette fois en Mauritanie, à Guet El Ma, auprès du Cheikh Sidya, son ancien père spirituel, de 1903 à 1907. Il faut cependant noter que les fréquentes assignations en résidences obligatoires dont Ahmadou Bamba faisait l’objet n’ébranlèrent jamais sa foi et n’empêchèrent nullement les foules d’accourir vers lui, à Thiéyenne, où les autorités françaises, de nouveau, l’avaient installé à son retour de la Mauritanie.
Retour à Diourbel
Le 13 janvier 1912, il fut autorisé à rentrer à Diourbel. Des milliers de talibés en délire et des gens de toutes confessions l’accueillirent à l’entrée de la ville aux cris de « Dieu est revenu », phrase à laquelle Ahmadou Bamba devait répondre par cette apostrophe célèbre, constamment citée: « Je ne suis qu’un humble serviteur de Dieu et du prophète et maudits soient ceux qui ne me prendront pas pour tel ». Le grand Magal de Touba qui célèbre le départ du Cheikh est le symbole vivant de la libération de notre peuple.
*Pr Moustapha Samb
Ucad/Sénégal