Secret d’instruction et droit à l’information : Guibril Camara avait passé le litige au scan éthique

AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTRÉE DES COURS ET TRIBUNAUX

6 NOVEMBRE 1996

SUJET : LE SECRET DE L’INSTRUCTION ET LE DROIT À L’INFORMATION

DISCOURS PRONONCÉ PAR : MONSIEUR GUIBRIL CAMARA PROCUREUR GÉNÉRAL PRÈS LA COUR DE CASSATION

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Défini par l’article 11 du code de procédure pénale, le secret de l’instruction ne s’impose pas à tous de la même manière : les juges d’instruction, les greffiers, les experts et les officiers de police judiciaire y sont strictement tenus tandis que les personnes inculpées, les parties civiles, les témoins et même les journalistes, n’y sont pas tenus.

Toutefois, ces derniers qui sont tout à la fois créanciers et débiteurs du droit à l’information que vous avez si bien cerné, Monsieur le Conseiller, sont, par rapport au secret de l’instruction, dans une position complexe sur laquelle nous reviendrons plus loin. Si comme nous l’avons dit, le secret n’est imposé qu’à quelques acteurs, soumis par ailleurs au secret professionnel dont la violation est sanctionnée de peines correctionnelles, le problème ne devrait se poser que dans l’hypothèse où l’obligation de secret est violée par une de ces personnes.

Et puis, on peut sans grande témérité, enfoncer le clou en affirmant que la règle du secret de l’instruction repose fondamentalement sur un mythe. Cette règle qui semble si classique n’a, en effet pas, comme nous le laissions entendre tantôt, d’existence réelle autonome. On ne saurait mieux s’en convaincre qu’en analysant le court texte qui régit la matière.

Il nous sera alors loisible de voir que l’article 11 du code de procédure pénale n’astreint les personnes concourant à l’enquête et à l’instruction qu’au respect du secret professionnel, règle prévue par le statut particulier de chacune de ces personnes et dont le non-respect est sanctionné par l’article 363 du code pénal. Mythe sur le plan des textes, le secret de l’instruction que le droit français doit depuis 1957 seulement à une initiative presque inopinée de Maître Jacques ISORNI, alors député, le secret de l’instruction donc, dans sa substance, ressemble au secret de polichinelle.

Depuis longtemps, en effet, est révolue l’époque où seul le Ministère public avait accès au dossier d’instruction. Et il n’est pas aujourd’hui entièrement exact de soutenir que la procédure d’instruction est inquisitoriale.

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Inexorablement, le cabinet d’instruction s’ouvre et s’aère : les dossiers, accessibles d’abord au seul conseil de l’inculpé, le sont, à présent, à celui de la partie civile sans parler des experts. Le secret étant d’autant moins bien gardé qu’il est partagé par un plus grand nombre de personnes, sa propension à être connu du grand public devient toujours plus forte. Et mieux, l’action du juge d’instruction n’est parfois même plus enrobée du sceau du secret.

Quand les reconstitutions et les transports se font en public, quand la presse est mise à contribution pour faire avancer l’enquête par la publication de portraits-robots ou d’appels à témoins, quand le juge d’instruction ou le Procureur de la République fait un point de presse pour préciser tel ou tel aspect de l’enquête, on peut légitimement se demander ce qu’il reste du sacro-saint principe du secret de l’instruction.

Pourtant, si l’âge d’or du secret absolu est définitivement révolu, l’instruction à ciel ouvert que revendiquait l’exubérant juge Pascal n’a pas encore totalement acquis ses lettres de noblesse. Car, par-delà le respect du secret professionnel imposé aux acteurs de l’instruction, plusieurs interdictions spécifiques empêchent la presse de s’immiscer dans la marche de l’instruction ou même de livrer des informations qui y sont relatives.

Il en est ainsi de l’interdiction de publication avant leur lecture en audience publique, des actes de procédure criminelle ou correctionnelle, de l’interdiction de la publication du compte rendu des débats pour les affaires de diffamation ou d’injures dans lesquelles il n’est pas admis d’administrer la preuve de la vérité des faits, de l’interdiction de commentaires tendant à exercer des pressions sur des témoins ou sur les juges et de l’interdiction de la publication du compte rendu des débats, du jugement et de toutes indications concernant l’identité et la personnalité des mineurs délinquants…

Et cette énumération n’est pas limitative. Il faut toutefois préciser que ces interdictions ne dérivent pas pour la plupart, pour ne pas dire toutes, du principe du secret de l’instruction, en tout cas tel qu’il résulte de l’article 11 du Code de Procédure pénale.

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D’ailleurs, bien avant son institution, l’histoire judiciaire en France, par exemple, nous enseigne que le secret de la procédure était érigé, surtout sous l’ancien régime, en principe absolue. L’ordonnance de Mars 1498 le réaffirmait pour, disait-on, «éviter les subornations et forgements».

A l’évidence, l’appellation du principe importe très peu ; mais il est au moins clair que les relations entre la presse et la Justice semblent fondées sur une opposition découlant naturellement de la logique propre à chacune de ces institutions. Comment la justice dont la démarche doit toujours être empreinte de sérénité et d’objectivité pourrait-elle s’accommoder d’une presse travaillant presque toujours dans l’urgence et la frénésie ?

En effet, le foisonnement des moyens de communication va de pair avec une soif insatiable d’informations que l’on doit proposer quotidiennement avec, en prime, la dose d’émotions, de sensations et d’agressions qui la rend plus attrayante. Le souci du grand tirage, la conquête de l’audimat où même parfois la
stratégie judiciaire d’une partie conduisent souvent à dévoyer les faits qui, livrés bruts, commentés ou seulement amplifiés, peuvent toujours se révéler manipulés selon le but poursuivi.

Et quand la bonne foi n’est pas en cause, la difficulté du journaliste à comprendre les méandres de la procédure peut conduire à un résultat tout aussi désastreux. Mais ne faisons pas trop vite ou trop systématiquement le procès de la presse. Celle-ci ne revêt pas toujours face à la Justice le manteau d’épouvantail qu’on lui fait enfiler. Elle n’est parfois, d’ailleurs, que le bouc émissaire qui permet de pousser en arrière-plan les autres acteurs du jeu judiciaire qui ne sont pas forcément exempts de reproches dans leur conduite…

L’histoire regorge d’exemples où, par leur intervention, les média ont pu rétablir la vérité perdue de vue ou même occultée par la justice, ou empêcher le classement d’affaires sensibles.

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Qu’on se rappelle la publication par « le Figaro », en 1899, de l’enquête de la chambre criminelle de la Cour de Cassation française qui fit basculer l’affaire DREYFUS. On le voit donc, les relations entre la presse et la justice sont à ce point complexes que tout schéma préétabli risque d’être réducteur. Néanmoins, sans avoir la prétention d’en dresser un tableau complet, il est, néanmoins, possible d’affirmer qu’en fonction des objectifs, les rapports sont de complémentarité ou de confrontation, suscitant souvent l’hostilité dans certains milieux.

Ainsi, a-t-on pu dire avec plus ou moins de bonne foi ou d’animosité que «Justice et médias vivent en un concubinage notoire, parfois tapageur». C’est que, dans plusieurs pays, tout à la fois lassés, instruits et parfois secrètement séduits par les sorties médiatiques de quelques avocats talentueux, les juges les plus audacieux ont finalement osé rompre une réserve, en réalité imposée à eux seuls.

Un juge a essayé d’esquisser la « théorie » d’un devoir d’ingérence dans la mêlée médiatique : «je distinguerai une dialectique à trois niveaux : entre le juge et son affaire ; entre l ‘affaire et la presse ; et entre la presse et le juge. Il faut gérer l’ensemble… Au juge d’arriver à faire passer des messages sans pour autant s’impliquer personnellement».

Tout en reconnaissant à ce magistrat le mérite de la franchise, je ne saurais passer, sans exprimer les réserves que m’inspire une telle « théorie » dont la mise en application pourrait conduire à la transgression d’une règle non écrite de notre profession mais fondamentale et universelle qui fait défense au magistrat, fut-il juge ou procureur, d’employer des procédés déloyaux dans sa quête de la vérité.

Et c’est sans doute en réaction à de telles tendances qu’on a pu parler de « l’apparition d’un couple improbable » : «le juge et le journaliste ; chacun incarnant la recherche d’une vérité : pour le meilleur et pour le pire ». Après ce constat, il ne semble pas réaliste de poser le débat en termes d’opacité ou de transparence dans la pratique de l’instruction.

5 Il y a du bon dans les deux.

Le secret peut garantir non seulement l’efficacité des investigations, surtout dans les affaires de grand banditisme ou de criminalité astucieuse, organisée ; mais également de préserver la présomption d’innocence et d’assurer la sauvegarde de l’ordre public. Mais, curieux paradoxe, ces vertus du secret peuvent parfois constituer des faiblesses au regard même des finalités poursuivies. Cela est surtout vrai lorsqu’un homme public fait l’objet de poursuites pénales.

Dans un tel cas, le travail de la Justice doit-il demeurer dans une confidentialité qui, au lieu de protéger les « présumés innocents », les accable parfois ? En effet, dans l’opinion publique «inculpé» rime avec «culpabilité», et le législateur français qui a voulu atténuer la lourde charge symbolique des mots en remplaçant le terme «inculpation» par l’expression, moins négativement chargé, lui semblait-il, de «mise en examen» ne semble pas avoir atteint son objectif ; tout au contraire.

A telle enseigne que sont déjà proposées, en guise de substitut, des expressions comme « mise en accusation » pour les crimes et « mise en prévention » pour les délits. En réalité, ce n’est pas un problème de terminologie. C’est que, dès lors qu’on est dans le collimateur de la justice, on est en proie aux rumeurs et au doute. Et, il ne s’agit pas ici du doute qui profite à «l’accusé». Bien au contraire, dans le cas des hommes publics mis en cause, la présomption d’innocence va marcher à l’envers, car pour le commun des mortels, la probité et la bonne moralité attendues de l’homme public ne sauraient souffrir de suspicions ou d’accusations.

Un homme public qui a eu à souffrir d’un tel drame fut ainsi conduit à faire publier les pièces du dossier d’instruction pour démontrer l’inanité des accusations dont il était l’objet.

6 Et d’expliquer ainsi son comportement.

«Je me trouve dans l’obligation de démontrer qu’il n’y a rien dans ce dossier. En l’occurrence, le secret de l’instruction tue la présomption d’innocence». Certains ont, dès lors, pu penser que la presse, dans des situations de ce genre, peut constituer un moyen de restaurer la présomption d’innocence, compromise par le secret de la procédure qui pourtant est censé la préserver.

Mais ne serait-ce pas là permettre que les procès se fassent en dehors des prétoires ? Avec le risque certain de voir l’objectivité céder la place aux passions exacerbées par les enjeux ? Le jugement du public avant celui des juges peut gravement affecter la sérénité de ceux-ci, ou même, plus grave remettre en cause la légitimité de décisions qui ne répondraient pas à ce qui est attendu.

Pour sortir de cette véritable quadrature du cercle, de nombreuses propositions ont été avancées dont notamment la création d’une incrimination nouvelle de violation de la présomption d’innocence, reprise par le conseiller DIALLO et/ou l’interdiction de « la publication de toute information au sujet d’une personne faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire ». Pour tentantes que soient ces propositions, elles méritent d’être regardées avec circonspection.

D’abord parce qu’elles risquent de conduire à légiférer dans l’urgence pour résoudre des problèmes ponctuels, ce qui n’est jamais le meilleur modus operandi. Ensuite et surtout parce qu’elles ne tiennent pas compte de l’important arsenal législatif existant et des développements jurisprudentiels toujours possibles et souhaitables. Enfin parce qu’elles voudraient résoudre un problème éthique par la loi. Les critiques contre les lois de circonstance sont tellement classiques qu’il n’est pas besoin d’insister outre mesure. S’agissant de la seconde série de critiques, quelques développements s’avèrent nécessaires.

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En effet, les propositions de modification ou de création d’infractions nouvelles semblent perdre de vue que la loi de 1881 sur la liberté de la presse, inspiratrice de notre législation nationale, est le fruit d’un équilibre subtil entre la liberté d’expression, concrétisée par la liberté de presse et la liberté d’information, toutes libertés que d’aucuns n’hésitent pas à appeler «liberté des libertés» , équilibre donc entre cette liberté et le respect de l’honneur d’autrui ayant la même valeur constitutionnelle et figurant au même article 8 de notre Constitution.

Voilà peut-être pourquoi le journaliste, bien qu’étranger à l’instruction, n’est pas libre de publier ce qu’il veut. En effet, lorsqu’un journaliste publie une information, couverte par le secret de l’instruction ou plus généralement par le secret professionnel, diverses situations juridiques peuvent être envisagées.

Si l’information contient des imputations diffamatoires dont il ne peut pas ou n’a pas le droit de rapporter la preuve, il est, bien évidemment, passible de condamnation pour diffamation. S’il publie ou produit la pièce qui prouve la véracité de l’information, il est passible de poursuites pour recel de secret professionnel ou de l’instruction. Devant une telle évidence juridique, Louis Marie Horreau du Canard Enchaîné, tout à la fois dépité et sarcastique, a eu le commentaire suivant : «Si nous n’avons pas de preuve, nous sommes diffamateurs ! Si nous en avons, nous sommes des receleurs».

«La seule solution est donc de publier sagement des communiqués, des interviews relues par leurs auteurs ou des comptes-rendus de conférence de presse». Etant précisé, ici, que ce qui est punissable, ce n’est pas la diffusion de l’information elle-même, car le recel d’information n’existe pas comme délit, mais ce qui est puni c’est la détention illicite du support de l’information.

Et c’est conscient que la solution n’est pas législative mais éthique ou déontologique, qu’à l’initiative de la commission internationale des juristes (C.I.J.), s’est réuni à Madrid du 18 au 20 janvier 1994 un groupe de 40 juristes et représentants des médias venant de pays divers dont le nôtre sur le thème : «les relations entre médias et indépendance de la magistrature».

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La réunion a abouti à l’élaboration des « Principes de Madrid » qui, se fondant sur le pacte international relatif aux droits civils et politiques, a dégagé quelques règles simples et claires et recommande la mise en place, là où cela n’existe pas, d’un code de déontologie de la presse, élabore par la presse elle-même comme moyen de résoudre les difficultés pouvant être générées par les relations entre médias et justice, notamment par rapport à la confidentialité de l’instruction et à la présomption d’innocence..

De fait, les choses sont simples et se compliquent seulement quand un des acteurs oublie son rôle pour se mettre à la place de l’autre. Le magistrat doit s’efforcer de ne pas céder à la tentation du vedettariat facile, à l’occasion de la conduite de certaines affaires retentissantes, et d’avoir assez de force de caractère pour éviter la griserie des flashs et projecteurs.

Il doit comprendre que ce qu’il gagne, de manière éphémère, en notoriété, il le perdra immanquablement en autorité. Sans compter le risque qu’il encourt d’être l’objet d’une procédure en suspicion légitime.

Quant au journaliste, tout en restant pénétré de la noblesse de sa mission, il ne doit pas perdre de vue que la recherche de la vérité judiciaire est un art difficile. Et alors, les rapports entre journalistes et magistrats, au lieu de répondre aux qualificatifs tendancieux évoqués plus haut, seraient caractérisés par le vers suivants : «On se croyait solitaire, alors que l’on était solidaire».

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