Etablir un rapport d’imputabilité entre les Facultés de droit et l’actualité politico-judiciaire sénégalaise pourrait sembler aporétique, voire chimérique. Un bref exposé de l’histoire de l’Université sénégalaise permet cependant d’attester une telle filiation.
Le monde académique sénégalais en général, les Facultés de droit en particulier, même dans cette ère contemporaine sont des vestiges du fait colonial. Antérieure à l’accession de l’Etat du Sénégal à la souveraineté internationale, l’Université Cheikh Anta Diop a été pensée et élaborée en marge des préoccupations des populations locales.
Outil devant garantir la permanence de l’ordre colonial, l’Université sénégalaise agit en surplomb de la société humaine dont elle est présumée appartenir. Et les Facultés de droit incarnent, avec une résonnance particulière, cette distance existant entre la chose juridique et ses destinataires. La généalogie coloniale des Facultés de droit au Sénégal a contribué fortement à faire des sciences juridiques non pas un savoir du Juste mais plutôt une science du pouvoir.
A l’image de l’administration coloniale construisant le Droit comme un instrument de répression et d’humiliation des sujets africains, le monde académique sénégalais est fondamentalement convaincu que la science juridique est un ordre de pouvoir empruntant son herméneutique non pas aux populations mais plutôt au législateur qui n’est autre que le pouvoir politique. Dans cet ordre d’idées, le positivisme juridique constitue le paradigme dominant dans les méthodes d’apprentissage et les programmes d’enseignement.
Le Droit se résume à la somme des lois et le savoir juridique se simplifie dans une connaissance stricte du droit positif. La promotion d’une autonomisation du Droit de la morale par les universitaires sénégalais n’est pas sans conséquence sur toutes les professions juridiques (magistrats, avocats, notaires, huissiers, énarques, police, gendarmerie…). L’assimilation des sciences juridiques à une fabrique du pouvoir convertit toutes les professions juridiques en une seigneurie féodale mesurant son rayonnement dans sa capacité d’allégeance au Monarque habillé des rites de la République.
Cette iconographie de la vassalisation des professions juridiques trouve son point culminant dans la magistrature sénégalaise. L’inexistence d’un Etat de droit au Sénégal a pour correspondance l’absence d’une magistrature républicaine. De Mamadou Dia à Ousmane Sonko, en passant par Cheikh Anta Diop, Majmouth Diop, Abdoulaye Wade, Amath Dansokho, Abdoulaye Bathily, Khalifa Sall…, l’inféodation de l’appareil judiciaire au pouvoir politique se dispense de microscope pour s’observer.
Nul besoin d’une certaine érudition en sciences juridiques pour constater que la magistrature sénégalaise a pris en otage le Droit pour satisfaire les caprices du Prince. Conseil constitutionnel, Cour suprême, procureurs de la République…, dans cette perspective des élections législatives, manipulent le droit positif dans des conditions indignes d’étudiants même de première année de sciences juridiques.
Lorsque des décisions de justice, des actes d’autorité de procureurs de la République mènent au chaos social (dix-sept morts, des centaines de blessés, des emprisonnements de citoyens amoureux de la démocratie, de bâillonnement de l’opposition…), force ne reste plus à la loi mais au Peuple. En ces périodes troubles de l’histoire politique de notre pays, l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS) garante indirectement de l’honorabilité de la magistrature a le devoir éthique d’exprimer publiquement son désaccord à la politisation outrancière de l’appareil judiciaire.
La rupture de la magistrature sénégalaise avec le contrat social (pacte républicain) sous la présidence de Macky Sall a pris des proportions abyssales. La confiance des citoyens en leur Justice s’est profondément abimée. Les évènements de mars 2021 ont été suffisamment illustratifs de cet état de fait. Dans l’historiographie anti-républicaine de la magistrature sénégalaise, pour la première fois des manifestants soucieux de la construction d’un Etat de droit ont attaqué physiquement des tribunaux dans différents endroits du pays.
D’un point de vue anthropologique, ces assauts contre l’institution judiciaire renseignent sur sa désacralisation par les couches populaires. La démythification de la justice dans l’imaginaire collectif constitue une menace contre la pérennité de la nation sénégalaise dont la construction demeure fragile et inachevée.
S’agissant des Facultés de droit, leur faillite dans leur responsabilité à promouvoir un Etat de droit s’exonère de toute démonstration. Censé exercer une autorité morale sur toutes les professions du droit, le monde académique souffre d’un incivisme insupportable. Le silence bruissant de la communauté universitaire sur l’actualité politico-judiciaire est un signe de sa défaite intellectuelle. L’anti-intellectualité du monde « savant » sénégalais peut se constater à travers l’Association Sénégalaise de Droit Constitutionnel (ASDC), structure composée substantiellement d’universitaires de droit public.
La fonction d’une corporation savante particulièrement de droit constitutionnel n’est pas exclusivement d’organiser des colloques et autres rencontres insipides, mais de donner aussi son opinion et expertise sur les questions sociétales ayant une forte charge de droit constitutionnel. Les décisions récentes du Conseil constitutionnel ayant fortement contribué à abîmer la science juridique, il était du devoir de l’ASDC d’exprimer sa désolidarité à l’égard des sept « sages ».
Toutefois, l’auteur de ces lignes n’est point surpris par ce mutisme des universitaires publicistes, lorsque certains parmi eux assimilent la science constitutionnelle à une ingénierie, tandis que d’autres plus ignorants se réclament comme agissant dans la « haute couture ». Que d’inculture ! La Constitution n’est pas une addition de normes ; elle est l’âme d’un peuple et son savoir déborde l’étroitesse de la science des ingénieurs. Elle n’est pas aussi un corps susceptible d’être habillé par n’importe quel « grand couturier ». La Constitution n’est pas une loi, c’est un totem.
L’édification d’un Etat de droit au Sénégal ne se réalisera pas sans une refondation épistémologique des Facultés de droit. Il est plus que vital pour les acteurs du monde juridique de comprendre que le juriste n’est pas un sachant de la mécanique des lois mais un amoureux du juste.
Faut-il brûler les Facultés de droit du Sénégal ? Les éventuels pyromanes gagneraient à mobiliser leurs énergies dans des crimes plus féconds. On ne tue pas un cadavre. Et ceci n’est pas une litote.
Abdoul Aziz DIOUF
Professeur titulaire, Agrégé des Facultés de droit
Université Cheikh Anta Diop de Dakar