C’est par milliers que des jeunes désespérés prenaient les pirogues pour tenter de gagner les côtes espagnoles. En 2006, alors que le phénomène atteint son paroxysme, j’ai rencontré un passeur clandestin, sur la plage de Yarakh, qui avait ouvert son « ambassade d’Espagne ». Il était une fois, une rencontre du troisième type…
Ayant entendu parler d’un passeur qui a pignon sur …plage, de fil en aiguille, j’ai pris contact avec lui, en ne me présentant non pas comme un journaliste mais plutôt comme un passager clandestin, candidat à l’émigration. Barca ou Baarsakh.
Le passeur en question, Pape Touré, pêcheur de son état, traversait allègrement l’espace Schengen en pirogue pour aller pêcher. Il se rendait sur les côtes espagnoles sans anicroches et rentrait au bercail avec une pirogue remplie de poissons. Et au cours de ses pérégrinations, certains pêcheurs préféraient rester en Espagne, à l’époque considérée comme l’Eldorado. Ces premiers migrants ont tant bien que mal réussi leur insertion à Barcelone, Madrid ou dans les Iles Canaries. Ce sera le déclic pour Pape Touré qui ne manque pas d’ingéniosité en transformant l’affaire en une poule aux oeufs d’or.
Quand je débarque chez lui, sa cabane jadis en «sakéte» ou si vous préférez, en bois, est devenue un immeuble de trois étages. Le bâtiment, de loin, domine les maisons environnantes. Décorée et meublée avec des matériaux espagnols, Pape Touré n’avait plus pêché de poissons depuis trois à quatre ans. Sa nouvelle profession, celle de passeur était plus lucrative. «Bonjour. On m’a mis en rapport avec vous pour partir en Espagne avec quatre de mes frères et deux amis», disais-je avec une petite voix.
Impressionnant, il me scrute avec méfiance : «Qui t’a donné mon nom et mon adresse?», questionne-t-il d’emblée. «Une de vos tantes, Adja Néné Fall», je répliquais par la force des choses.
Un peu adouci, il m’explique le topo : «Le prix de la traversée c’est quatre cent mille francs CFA et chaque passager que vous me proposez, vous avez cent mille francs dans la transaction, sans compter que vous allez voyager gratuitement». Cependant, il se veut clair en me montrant quatre (04) cahiers grand format de 100 pages et assène : «Si vous disposez de l’argent maintenant, c’est tant mieux, sinon, je vous donne deux jours pour venir me payer. On embarque dans la nuit. Ces cahiers concernent des voyageurs en liste d’attente parce qu’ils n’ont donné que la moitié du prix. Ils sont une centaine donc si vous ne serez pas dans les délais, envoyez-moi un message car je ne réponds pas au téléphone», a-t-il prévenu.
Au moins un point d’ancrage me disais-je au retour, en cogitant sur la stratégie que je devais mettre dans deux jours pour espérer lui soutirer des informations précieuses.
« AMBASSADE D’ESPAGNE »
Quarante huit heures après, je retourne chez Pape Touré qui me somme de le suivre à la plage où aura lieu l’embarquement.
Plage de Yarakh avec ses eaux calmes, mais dans un décor très sale. Les algues pullulent le long de la baie avec des poissons morts, déchiquetés par les becs acérés des rapaces. A ma droite, une file longue de plus de trois cents mètres que je devais compléter pour attendre mon tour. Je ris sous cape car j’aperçois devant ce qui sert de bureau du comptable, au loin, une banderole estampillée « Ambassade d’Espagne », maintenue par deux piquets et un rideau qui servent de porte d’entrée. Dans les eaux dormantes, une pirogue tangue, dérangée de temps à autre par des usagers qui stockent à ce qui ressemble à des provisions, des bidons d’essence. Je sentais que c’était cette embarcation qui allait faire le trajet Dakar-Espagne, hormis son nom de guerre : Aeroflot Dakar-Barca (Barcelone). Sur la coque de la pirogue, l’avertissement : «03 kilos autorisés pour chaque passager», comme si on était dans un aéroport, montrait l’organisation qu’il y avait derrière. Comme dans les ambassades, le passeur poussait même le bouchon en demandant aux candidats ce qu’ils comptaient faire une fois arrivés en Espagne, après l’exigence de la photocopie de la pièce d’identité nationale et des quatre cent mille francs Cfa (environ 600 euros) pour ceux qui viennent d’arriver et la moitié pour ceux qui avaient donné une avance.
Impatient, ma curiosité sera satisfaite dans les locaux de « l’Ambassade d’Espagne ». Oumar Charif Ndao à l’état civil, je me surprends à me présenter comme Cheikh Ndiaye. Qu’importe l’appellation, ce qui intéressait Pape Touré, c’était l’argent. Je lui dis que je veux d’abord visiter l’embarcation qui devait nous mener à bon port pour avoir une idée de son état, de sa capacité, dans le but de gagner du temps et de lui tirer le maximum de renseignements. Un peu hésitant à l’idée de laisser filer une manne conséquente, près de deux millions quatre cent mille (2.400.000 F CFA), il accepte de me faire visiter Aeroflot Dakar-Espagne, non sans me signifier qu’il n’était pas content. Aidé par les « matelots » pour monter à bord, la pirogue est transformée en vrai bunker :
Les deux extrémités sont couvertes de bâches « pour le mauvais temps » explique-t-il. Des poutres de moins d’un mètre sont collées les unes aux autres, servant de sièges pour les passagers qui seront collés comme des sardinelles. Pas rassuré pour un sou, je lui demande le nombre de voyageurs. «Je prends à chaque voyage 100 personnes, y compris les membres de l’équipage. Mais si la météo est clémente, je peux faire une entorse aux règles». Rien que ça !
Sentant l’étau se resserrer sur moi, je lui dis que je ne suis pas rassuré par ce que j’ai vu et que je préfère attendre d’avoir écho de l’arrivée de ce «vol» surréaliste.
Son visage change radicalement et laisse place à une colère débordante. Il s’avance sur moi et commence à déverser sa bile sur moi. «Par expérience, dès que je t’ai vu, j’ai su que tu n’irais nulle part car tu n’es pas ce type de voyageurs. Ce sont les vrais hommes qui prennent la mer, mais pas les poltrons. Tu m’as fait perdre du temps et de l’argent. A mon retour, si je te revois dans les environs, tu auras de sérieux problèmes», menace-t-il. Les candidats restés à l’ «Ambassade» rouspètent et par solidarité ou opportunisme m’invectivent, m’insultent et certains menacent même de me faire la peau.
Mais ils ne savaient pas qu’ils couraient un grand danger en s’embarquant dans cette folle aventure. Je ne me faisais pas prier en pliant bagage, la tête pleine.
ON NE FAIT PLUS DE SPORT A YARAKH
Au-delà des milliers de vies que la mer a englouties, d’autres drames se passent dans les quartiers où il y a eu des candidats à l’immigration clandestine. Au Sénégal, il existe une compétition de football appelée National Populaire ou « Navétanes » et qui ne concerne que les équipes de quartier. Contre toute attente, cette année de grand rush vers « Barca ou Baarsakh », Barcelone ou l’Enfer, le quartier Kappa a brillé par son absence dans la compétition. Avec une dizaine d’équipes dans la localité, les organisateurs ont été obligés de surseoir aux joutes car les équipes manquaient d’effectif. Tous les jeunes sont partis grâce aux pirogues clandestines. Du jamais vu ! Si d’aucuns voulaient qu’on diminue le nombre pléthorique d’équipes, leurs prières ont été entendues. Et dans ce lot, des lutteurs (pratiquants de la lutte sénégalaise avec frappe) en activité ont fait parler d’eux, surtout Cheikh Nguirane. Ce sociétaire de l’Ecurie Thiaroye préparait un combat qui pouvait lui permettre, en cas de succès, de titiller les ténors ou se frotter contre ses égaux, synonyme de cachets mirobolants (jusqu’à 20 millions de francs). Ce montant pouvait lui permettre de se rendre en toute tranquillité à n’importe quelle ambassade, avec l’aval de sa structure pour préparer ses futurs combats comme le font maintenant tous les lutteurs de n’importe quelle catégorie. Lutteur téméraire, il n’hésitait pas à se fracasser des jarres sur la tête lors de ses combats ou à soulever des sacs de riz de 50kg avec ses dents. Cela peut sortir de l’ordinaire, mais pour un pratiquant de «simb» ou le jeu du faux lion, c’est assez banal. Il est quelque part en Espagne et pourrait regretter comme rire sous cape en lisant ces lignes sur lui. Il avait tout pour réussir une grande carrière.
Dans le lot des sportifs, footballeur celui-là, Khalifa Wélé, ancien capitaine de Kham-Kham, équipe de Ligue 1 sénégalaise à l’époque, a lui aussi raté le coche. Il est parti en catimini dans le convoi de Pape Touré et deux jours après, il est convoqué en équipe nationale A du Sénégal. Auteur d’une grosse saison avec le promu Kham-Kham, Khalifa Wélé était sur les traces de ses illustres ainés comme Pape Malick Diop, Aliou Cissé qui ont dignement représenté les Lions de la Téranga lors du Mondial 2002 au Japon et en Corée où ils ont atteint les quarts de finale. Mieux, le Sénégal devait jouer un match amical contre la Guinée Conakry en…France ! Sans être devin, ce véritable athlète (90kg, 1m94) avait tout pour réussir dans le football. Et quand on sait les salaires qui sont payés, même pour les petits championnats professionnels…
FEMMES MARIEES RECLAMENT MARIS OU MENACENT DE DESCENDRE SUR LA RUE
«Rendez-nous nos maris» comme le célèbre refrain des femmes d’émigrés d’une association qui avait fait une conférence de presse pour exiger de l’Etat sénégalais des facilités pour la réinsertion de leurs maris une fois de retour au Sénégal. Mais à Yarakh, les femmes mariées ont fait plus fort. Elles ont envahi la rue de Yarakh pour dire que cela fait plusieurs années qu’elles n’ont plus d’hommes pour faire l’amour et avoir des enfants à cause de l’immigration clandestine. On connait les conséquences avec l’éclatement de beaucoup de couples.
Les Etats ont toujours été adroits à maquiller la vérité, mais une chose est sûre : l’Afrique a perdu des milliers et des milliers de ses fils et le Sénégal fait partie des pays les plus touchés avec des zones de départ comme Yarakh, Cayar, Rufisque, Thiaroye, Mbour, Guet Ndar…
* Oumar Charif NDAO