Au Sénégal, parler est devenu un acte à haut risque. Un statut Facebook, un tweet, une critique politique, une vidéo, une information mal vérifiée… et voilà que le citoyen peut se retrouver convoqué, arrêté, poursuivi et placé sous mandat de dépôt.
Le fait de régler devant le juge pénal des propos, des analyses, des critiques ou des débats qui, dans une démocratie saine, devraient relever du dialogue et de la responsabilité civile, nous maintient dans une forme de judiciarisation de la parole publique au mépris des standards internationaux de protection de la liberté d’expression. Cette situation est d’autant plus préoccupante que toutes les formes de prise de parole sont visées : diffamation, fausses nouvelles, injures, offense au chef de l’Etat, la publication en ligne…
Le fait que quelqu’un se sent diffamé, qu’une institution estime qu’on a porté atteinte à sa réputation, qu’une information se révèle inexacte, qu’un propos blesse, choque ou dérange, ce ne sont pas des actes à punir par la prison, ce sont des litiges qui doivent être réparés, pas réprimés. Le domaine naturel de ces conflits, c’est le droit civil, avec : des dommages-intérêts, un droit de réponse, une rectification, une médiation. Pas une garde à vue.
En effet, le pénal fait peur. Le civil répare. Menacer un citoyen de prison pour un mot, une phrase ou une publication, ce n’est pas rendre justice, c’est instaurer la peur. Le droit civil protège la réputation, responsabilise les auteurs, répare les préjudices, sans « détruire des vies » ni étouffer le débat public.
La justice pénale n’est pas la police des idées. Le Sénégal doit rompre avec cette logique qui transforme le juge pénal en arbitre de la parole publique. Le pénal doit se concentrer sur ce pourquoi il existe : les violences, les crimes économiques, les atteintes graves aux biens et aux personnes, la criminalité réelle. Pas sur un commentaire sur Facebook.
Le recours au pénal pour sanctionner l’expression porte atteinte à la vitalité démocratique et viole les obligations internationales du Sénégal en matière de liberté d’expression.
La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) appelle depuis 2010 à abroger les lois pénalisant la diffamation. Elle a adopté une résolution historique (48ᵉ session) demandant aux États africains : d’abroger les lois pénales sur la diffamation et l’injure, et de privilégier des sanctions civiles proportionnées. Cette position place clairement la parole en dehors du champ pénal.
La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, dans son arrêt du 5 décembre 2014 rendu dans l’affaire Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso, a jugé que la condamnation à 12 mois d’emprisonnement infligée à ce journaliste pour diffamation — après la publication d’articles mettant en cause un magistrat — constituait une violation de l’article 9 de la Charte africaine.
Elle a affirmé que les États ne peuvent pas prévoir de peines privatives de liberté pour les délits de diffamation, ces sanctions étant incompatibles avec la liberté d’expression garantie par la Charte.
Par cet arrêt, la Cour a posé un principe continental clair, pleinement opposable au Sénégal, État partie à la Charte africaine.
La dépénalisation de la parole publique n’est pas une utopie : elle est déjà une réalité dans plusieurs pays africains : l’Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Lesotho… Ces pays ont adopté une approche plus respectueuse des droits fondamentaux : la réparation civile prime sur la répression pénale
Le Sénégal, longtemps présenté comme un phare démocratique en Afrique, ne peut plus se permettre de rester en retrait. Il doit libérer la parole du carcan pénal, ramener les litiges d’expression au civil et réconcilier liberté et responsabilité. Cela implique : la dépénalisation de la diffamation, de la diffusion de fausses nouvelles, l’abandon des peines privatives de liberté pour les propos publics, la promotion du droit de réponse et de la médiation, un usage strict du civil pour les préjudices liés à l’expression.
Une démocratie vivante ne craint pas la parole. Elle l’encadre, elle la corrige, elle la protège, mais elle ne l’emprisonne pas. Pour un Sénégal qui responsabilise au lieu de réprimer, la parole publique ne doit plus être une menace. Elle doit être une force. Et la justice doit rester un rempart, pas un bâillon.
Dans un État juste, les mots ne conduisent pas en prison. Ils se discutent. Ils se contestent. Ils se réparent.
Mouhamadou Moustapha DIAGNE*
Juriste spécialisé en droit International
des droits de l’Homme
