La gestion de la dette publique n’est pas une simple affaire comptable. C’est l’un des fondements de la souveraineté économique d’une nation et le premier marqueur de sa crédibilité auprès des marchés financiers et des partenaires au développement. Une gouvernance transparente, prévisible et robuste de la dette constitue un bien public stratégique. À l’inverse, des failles dans ce système minent la confiance, alourdissent le coût du crédit et hypothèquent, à terme, les marges de manœuvre budgétaires nécessaires aux investissements structurants. Pour le Sénégal, dont les ambitions de croissance et de transformation structurelle sont légitimes, la réforme de la gouvernance de sa dette n’est plus une option, c’est une impérieuse nécessité.
Notre diagnostic, en tant que planificateur-économiste, doit être lucide. Le système sénégalais présente des déficiences structurelles qui en affectent la fiabilité et l’efficacité. On observe une fragmentation des responsabilités entre la Direction de la Dette Publique (DDP), la Cellule Nationale de la Dette Publique (CNDP), la Direction des Opérations de la Dette Publique (DODP), la Direction Générale du Budget (DGB) et le Ministère de l’Économie, du Plan et de la Coopération (MEPC). Cette multiplicité d’acteurs entraîne trop souvent un manque de coordination, une dilution des responsabilités et une faiblesse du contrôle interne.
Les conséquences sont tangibles : des passifs contingentés ou non consolidés échappent à la vision globale, des engagements sont pris sans autorisation budgétaire préalable, et des arriérés peuvent persister sans être pleinement déclarés. Le déficit de contrôle, tant interne qu’externe, est patent. Le rapport de la Cour des Comptes d’août 2022 a mis en lumière, avec une autorité qui doit nous alerter, des discordances statistiques significatives entre les données de différents organismes et des difficultés récurrentes dans la transmission des conventions de financement pour un enregistrement exhaustif. Ces faiblesses ne sont pas anodines ; elles obscurcissent la vue de l’État sur ses propres obligations et sapent la crédibilité des données présentées aux créanciers et aux citoyens.
Il est instructif de jeter un regard sur des modèles éprouvés, tel que celui de la France. La gouvernance de la dette publique y est caractérisée par une centralisation forte au sein de l’Agence France Trésor (AFT), une transparence absolue (publication quotidienne des encours, programme annuel de financement, audits réguliers) et une consolidation rigoureuse de l’ensemble des engagements des administrations publiques. L’AFT, en tant qu’opérateur unique, assure une cohérence parfaite entre la stratégie de financement, l’exécution des émissions et la relation avec les investisseurs. Le reporting est fiable, uniforme et accessible, ce qui renforce la confiance et minimise les primes de risque. La leçon est claire : l’efficacité naît de la centralisation des compétences, de la clarté des processus et de la redevabilité.
Il est impératif d’éviter une réforme cosmétique. Je propose un plan séquencé et concret :
Acte 1 (Court terme : 12 mois) : Assainir, consolider et rendre transparent.
- Audit de réconciliation complet : Mandater un cabinet international indépendant, en complément de la Cour des Comptes, pour réconcilier une fois pour toutes les données entre la DDP, le MEPC et la DGB, et identifier tous les engagements cachés ou implicites ;
- Portail de la dette publique : Créer un site web dédié, publiant mensuellement les données consolidées de la dette (selon les définitions du FMI), l’encours par créancier, l’échéancier des paiements et les conventions de prêt signées ;
- Clarification des rôles par décret : Redéfinir sans ambiguïté les attributions de la DDP (qui devient le seul point d’entrée pour les conventions) et du MEPC (planification stratégique), et instaurer des comités de passage obligatoires.
Acte 2 (Moyen terme : 12-36 mois) : Structurer, professionnaliser et contrôler.
- Création de l’Agence Sénégalaise de la Dette et de la Trésorerie (ASDT) : Structure autonome placée sous l’autorité du Ministère des Finances, dotée d’un conseil d’administration incluant des personnalités indépendantes. Elle absorberait les fonctions techniques de la DDP et de la trésorerie de l’État ;
- Mise en place d’un compte unique du Trésor : Condition sine qua non pour une gestion moderne de la trésorerie et une vision agrégée des flux ;
- Renforcement capacitaire : Programme massif de formation et de recrutement de spécialistes en gestion de dette, analyse de risque et relations investisseurs.
Acte 3 (Long terme : 36 mois et au-delà) : Optimiser et intégrer les marchés.
- Développement du marché domestique de la dette : L’ASDT aurait pour mandat de développer une courbe de taux solide en francs CFA pour réduire la dépendance aux devises étrangères ;
- Intégration de la gestion des risques : Mise en place d’une cellule dédiée à l’analyse des risques (taux, change, refinancement) et à la proposition de stratégies de couverture ;
- Benchmarking international continu : Adhérer aux normes les plus exigeantes (statistiques du FMI, principes de transparence de l’IIF) et se soumettre régulièrement à des revues par les pairs.
L’heure des choix structurants
Les autorités sénégalaises font face à un choix simple : perpétuer un système fragmenté qui nous coûte cher en crédibilité et en marges de manœuvre, ou opérer une réforme courageuse qui placera le Sénégal en modèle de gouvernance financière en Afrique de l’Ouest.
Cette réforme n’est pas technique, elle est politique au sens noble du terme. Elle engage la responsabilité de l’État devant les citoyens et les générations futures. Une dette transparente et bien gérée est le socle d’un partenariat équilibré avec les investisseurs et les bailleurs.
Réformer la gouvernance de la dette, ce n’est pas seulement réformer l’avenir du Sénégal ; c’est en reprendre activement et rigoureusement les commandes. Le temps de l’action structurante est venu.
Ibra DIAW*
Ingénieur en Planification Economique
Expert en Suivi-Evaluation

Un grand bravo pour cette analyse lumineuse et sans concession
Merci de partager votre expertise avec clerté et conviction. Vivement que ces recommandations soient entendues et mises en œuvre
Très belle analyse