Sénégal — « De la crise budgétaire aux perspectives politiques : les conditions du redressement », (Mohamed Ly)

Ayant reçu de nombreuses réactions et remarques sur la part des dépenses extrabudgétaires entre 2021 et 2024, nous revenons ici compléter notre précédente analyse. Car s’il y a eu opacité dans la gestion publique récente, elle ne réside pas dans le reclassement des dettes parapubliques, qui relève d’une mise en conformité comptable comme nous avons eu à l’expliquer. La vraie opacité relève bien dans la part indécente des dépenses engagées en dehors du cadre légal dans les budgets 2021-2024.

I – Dépenses extrabudgétaires 2021-2024 : une dérive coupable du pouvoir de Macky Sall

Durant la période 2021–2024, plusieurs ministères et agences ont engagé des dépenses non budgétées sous prétexte de « gestion de crise » : aides post-COVID, subventions énergétiques, dépenses sécuritaires ou interventions d’urgence. Or, selon la Cour des comptes, dans son rapport de février 2024 sur la situation des finances publiques, nombre de ces engagements ont été effectués sans autorisation préalable du Parlement ni inscription dans une Loi de Finances Rectificative (LFR). Et là réside le vrai scandale, couvert par l’ancien président Macky Sall et ses différents ministres des Finances, en l’occurrence feu Moustapha Bâ et Abdoulaye Daouda Diallo.

Le rapport de la Cour précise que certains de ces montants ont même été couverts par des surfinancements ou des emprunts bancaires temporaires, en dehors du circuit normal du Trésor. Ces pratiques constituent, selon les termes mêmes de la Cour, des « irrégularités budgétaires majeures », contraires à l’article 14 de la Loi organique n° 2011-15 relative aux lois de finances (LOLF), qui impose que toute dépense publique soit préalablement autorisée par le Parlement.

Affirmer donc que la crise budgétaire procède plutôt du reclassement n’autorise absolument pas à minimiser ou à relativiser cette grave faute de gestion que représente la pratique des dépenses extrabudgétaires, dont le pouvoir BBY a usé et abusé dans les dernières années de l’exercice du pouvoir.

II – Prédation des deniers publics : quand l’exception est érigée en règle

Ce glissement progressif vers des dépenses extrabudgétaires traduit une perte de discipline budgétaire au sommet de l’État. Cela traduit aussi une prédation de nos deniers par un pouvoir finissant dont les membres étaient habitués à l’impunité, le président Macky Sall les ayant habitués à mettre certains rapports « sous le coude », comme il l’a exprimé publiquement à la télévision nationale lors de son « grand entretien avec la presse » du 31 décembre 2020.

Ce qui devait être une exception justifiée par l’urgence sanitaire ou énergétique est devenu un mode de gestion parallèle, où les arbitrages politiques et la cupidité ont primé sur la transparence et la reddition des comptes. La Cour des comptes souligne d’ailleurs que ces dépenses, souvent justifiées a posteriori, ont affaibli la fiabilité des comptes de l’État et compromis la lisibilité de la dette publique. Ceci ne devrait pas rester sans conséquence juridique.

III – Un manque d’éthique et de responsabilité politique du pouvoir BBY

Il faut le dire : ces manquements traduisent un manque flagrant de sérieux et de responsabilité de la part du précédent régime. Engager des milliards de francs CFA sans base légale ni contrôle parlementaire, c’est contourner les procédures et ouvrir la porte au détournement de deniers publics. Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème de méthode comptable, mais d’une forme de prédation des deniers publics, opérée sous couvert d’action publique.
Une telle pratique appelle des enquêtes administratives et judiciaires, pour établir les responsabilités des ordonnateurs et comptables publics impliqués. C’est une exigence de justice et de confiance citoyenne, mais aussi vis-à-vis de nos créanciers, afin de rétablir la crédibilité de notre signature financière.

Cette exigence n’est pas une demande de poursuite contre les responsables de l’ancien régime pour de l’arbitraire ou de chasse aux sorcières. Il s’agit d’une nécessité de restaurer la crédibilité financière de l’État. Voici ce qu’attendent du Sénégal le FMI et le monde de la finance internationale. La dénonciation et la démarche d’engager la transparence, comme le fait le nouveau pouvoir du Pastef, étaient nécessaires, mais cela ne suffit pas à rassurer les agences de notation, à faciliter la restauration de nos équilibres budgétaires et à la relance de notre économie qui a perdu son dynamisme ces deux dernières années.

Il faut certes consolider et conforter la trajectoire budgétaire qui permettra le retour du déficit et de la dette dans les critères communautaires d’ici 2027, et s’y atteler avec rigueur. Mais aussi il faudra engager une vraie réforme budgétaire qui passera par la publication intégrale des engagements extrabudgétaires constatés, leur intégration systématique dans une LFR pour rétablir la traçabilité, si ce n’est fait et surtout veiller à ce que ces dérives ne puissent être reproduites, en corsant les règles d’accès à ce type de contournement des principes de gestion publique. Les finances publiques ne doivent plus pouvoir être gouvernées avec cette légèreté, en période d’urgence permanente et sans garde-fou comme l’ont fait les derniers gouvernements de Macky Sall.

IV – Nécessité d’une projection politique et sociale pour construire de lendemains meilleurs

Nos dernières suggestions consistent à exhorter le gouvernement à faire une cure sévère de son fonctionnement, plutôt que de céder à l’approche néo-libérale classique des grandes institutions, qui demandent principalement l’arrêt des subventions sur l’énergie. Ce pays gazier et pétrolier que nous sommes en train de devenir n’acceptera pas que, sous couvert de redresser nos comptes, on pressurise nos populations par une fiscalité excessive et une gestion ultra-libérale insensible

L’opinion peut accepter, dans un élan de solidarité, de ne pas voir les prix de l’essence, du gazole ou des factures de la Senelec baisser, et de continuer à les payer plus chers que le Mali ou le Burkina, mais jamais elle n’acceptera leur augmentation, ils trouveront cela indécent. Les Sénégalais sont prêts à consentir des efforts et des sacrifices, à condition de voir l’État se “désembourgeoiser”.

Ils ne comprennent pas non plus, de vivre aux côtés de cadres de l’administration financière devenus millionnaires, voire milliardaires, sans que leurs salaires ne justifient rationnellement de tels niveaux de richesse. La lutte contre la corruption devrait être une grande cause nationale dans ce nouveau Sénégal du Jub, Jubal, Jubbunti.

Avec tous les scandales liés au foncier et au Trésor, qui inondent notre actualité, nos compatriotes ne comprennent pas qu’on ne voie pas une opération “mains propres” de grande envergure dans ces corps si essentiels à la crédibilité et à l’efficacité de l’État, et dans d’autres aussi dont la perception de corruption est très grande au sein des populations. Une lutte contre cette corruption, à l’instar des grandes opérations menées ailleurs dans le monde, s’impose.

On pense à la purge courageuse de la police new-yorkaise dans les années 1970, lorsque la commission Knapp, puis le scandale révélé par l’agent Frank Serpico, mirent au jour un système de pots-de-vin généralisé entre policiers et trafiquants de drogue, une lutte qui brisa des carrières, provoqua des menaces de mort, mais restaura la confiance du public.

On pense aussi à l’opération “Mani Pulite” en Italie dans les années 1990, conduite par le juge Antonio Di Pietro, qui fit tomber tout un pan de la classe politique et révéla les liens structurels entre affaires, partis et marchés publics, au prix du sang de magistrats comme Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, assassinés par la mafia pour avoir osé défier le « système ».

Et comment ne pas rappeler la lutte opiniâtre d’Eva Joly en France, magistrate d’origine norvégienne, qui osa s’attaquer aux réseaux politico-financiers de l’affaire Elf, à une époque où la corruption d’État semblait intouchable, au prix de campagnes de dénigrement et d’isolement professionnel.

Ces exemples montrent qu’aucune nation ne peut se réformer sans courage ni vérité. Ce n’est pas en couvrant les abus que l’on redresse un État, mais en les affrontant avec rigueur et exemplarité surtout. Évitons de donner la mauvaise perception d’une « République des copains » par nos compatriotes. Ce que les Américains, les Italiens ou les Français ont fait par patriotisme, notre patriotisme proclamé devrait nous le permettre tout aussi aisément.

Notre intime conviction

Notre pays a donné mandat à Bassirou Diomaye Faye et à Ousmane Sonko pour assainir la gestion publique. Les populations ont cru à leur promesse de remettre de l’ordre dans ce pays et l’ont validée dès le premier tour d’une alternance, ce qui est un fait inédit. Mais dix-huit mois après leur installation, il n’y a eu aucun électrochoc réel pour restaurer la discipline ni dans la République ni dans la rue publique.

La corruption va bon train, au vu et au su de tous. Sur la voie publique, des agents prennent des billets de banque pour laisser partir des automobilistes en infraction. L’espace public de nos villes est occupé de façon anarchique, et nos grandes artères ressemblent à des souks à ciel ouvert.

Certes, les difficultés financières de l’État sont réelles et nous en sommes conscients. Mais elles ne sauraient justifier l’absence de changement structurel. Les Sénégalais attendent une révolution administrative et organisationnelle. Ils ne prennent pas les devants pour des raisons sociologiques que nous n’aborderons pas ici, mais ils sont prêts à répondre à l’appel du changement si on les y invite. Ils ont fait leur part, ils ont fait partir le pouvoir « Benno Bok Yaakar » au prix de dizaines de morts lors de différentes manifestations. Qui peut le plus peut le moins, des populations qui ont payé une demande de changement au prix de leur vie, peuvent le faire aux prix de leurs poches et de leurs mauvaises habitudes.

Nous parions qu’ils soutiendront même l’ingratitude qui pourrait accompagner de telles réformes. Chers gouvernants, allez-y franchement, nos compatriotes ont « le Pastef au coeur » tant qu’il est temps. Un dépit amoureux pourrait nous être fatal.

 

Mohamed LY
Président du Think Tank IPODE

Votre avis sera publié et visible par des milliers de lecteurs. Veuillez l’exprimer dans un langage respectueux.

Laisser un commentaire