Ndoumbélane : Correspondances… (Par Alassane K. Kitane)

Ironie

2. Les confessions d’outre-tombe

Ma vie est devenue pour vous un grand miroir, mais un miroir déformant : je n’ai pas été ce que vous croyez. On m’a mythifié, exalté et déifié, mais je dois vous avouer qu’il m’est arrivé parfois de rire de la candeur de mon peuple. Comment ont-ils pu me faire confiance malgré mes mensonges flagrants, mes vices, ma gestion scandaleuse à la direction de la société nationale, à la mairie, à la gouvernance, au ministère, à la primature, à la présidence…? Homme politique, j’ai bénéficié de tous les honneurs et de tous les privilèges de la république, et pourtant je ne me rappelle pas avoir vraiment fait preuve d’abnégation dans les services qui m’ont été confiés. Ah peuple de Ndoumbélane, si vous saviez combien ils se moquent de vous quand ils sont seuls !

Si les populations de Ndoumbélane savaient tout le mal que je leur ai fait, ils n’hésiteraient pas à exhumer mes restes et à les brûler ou à les plonger dans de l’acide. Et ce, non par vaine cruauté, mais par souci d’exorcisme : des gens comme moi ne devraient pas être enterrés avec des hommes justes. Le seul cimetière que méritent mes restes, c’est le mausolée pour chiens ! Car si jamais je devais ressusciter et que je ressuscitasse effectivement des chiens, je pourrais au moins apprendre d’eux l’abnégation qui les pousse à tuer une proie sans jamais songer à y goûter : ils sont heureux de servir leur maître. Telle devrait être la morale de l’homme politique : faire pour son peuple ce que le chien de chasse fait pour son maître. Mais les coquins qui vous gouvernent sont de mauvais animaux de compagnie : ils vous disputent votre nourriture, et si vous n’en avez pas, ils n’hésiteront pas à vous mordre.

C’est le jour de mes funérailles que j’ai réalisé tout le mal que nous (hommes d’État) avons fait à ce pays ! Quand j’ai vu tous ces badauds accourir de toutes parts pour déguster le repas funéraire ; quand j’ai vu des fonctionnaires qui ont servi sous mon autorité réclamer de la boisson alors que je venais juste d’être mis sous terre, j’ai d’abord cru que c’était pour tous ces gens-là une façon de se venger de moi. À mesure que j’observais cette épouvantable scène, je voyais à travers la voracité par laquelle certains d’entre eux dévoraient la viande du bœuf sacrifié pour la circonstance une forme de méchanceté revancharde ; j’avais comme l’impression que c’est ma propre chair qu’ils mangeaient avec autant d’intempérance. Ces gens étaient presque contents que je fusse mort. Le repas funéraire a quelque chose de tragique, mais le symbolisme qu’il véhicule mérite davantage d’attention de la part des spécialistes de la psycho-sociologie. En regardant tous ces gens manger et boire (festoyer, devrais-je dire) je me disais que ce n’était pas seulement pour perpétuer la mémoire du défunt que je fus, il doit y avoir un substrat fondamentalement magique dans cette effervescence.

Cruel destin d’un homme politique célèbre comme je le fus : vivant j’étais controversé et préjudiciable à mon peuple, mort je suis utile, du moins pour cette circonstance. Pour cette journée-là au moins j’ai lutté efficacement contre la faim qui frappe certaines couches de mon peuple depuis si longtemps. La vie n’est finalement qu’une énorme ironie. Tel Salomon au soir de sa vie, j’ai envie de réitérer, du fond de ma tombe : « vanité des vanités, tout est vanité ». Si Khéops ressuscitait des morts et voyait ce que l’homme moderne a fait de sa pyramide, il vous expliquerait avec sûrement plus de pertinence l’énorme insignifiance de la grandeur politique. J’ai tellement frimé dans ma carrière politique qu’il m’arrivait de croire que j’étais intouchable, indéboulonnable, invincible !

Si j’ai décidé de faire cette confession, ce n’est point parce que la solitude de la tombe me fait crouler sous le poids du remords : c’est pour vous faire le portrait de votre propre frivolité. Car j’ai été ce que vous êtes en réalité. Ma vie privée et ma vie publique peuvent être résumées en un seul mot : fourberie. Et vous, vous n’avez jamais été capables d’écouter ces vigiles de la société qui ne cessaient de vous alerter. En lisant certains chroniqueurs et lanceurs d’alerte, j’avais parfois l’impression qu’ils vivaient avec moi, en moi ; que j’étais tout-transparent. Je tremblais parfois, mais les cris d’orfraie (cet oiseau rapace qui capture silencieusement ses proies, mais qui hurle face à un prédateur) de mes partisans me servaient de mur de protection psychologique. Les gens sont en politique ce qu’ils sont dans la vie privée. Regardez donc leur vie privée avant de leur confier des responsabilités ! Sont-ils fidèles en amitié ? Ont-ils le sens de la mesure, de la discrétion et de l’abnégation ? Ont-ils été exemplaires dans leur carrière civile et dans l’éducation de leurs enfants ?

Quand un homme trompe son ami ou sa femme, il n’hésitera pas à tromper son peuple. Quand il dévalise ses parents, il volera son peuple. Quand un élève triche en classe, ne lui donnez pas un zéro, inscrivez plutôt sur son livret : « interdit de faire de la politique », car il vous empoisonnera la vie. Quand un homme recourt à la magie noire, ne lui confiez jamais un quelconque pouvoir, c’est un lâche. Quand un homme aime les honneurs, il n’aura pas le sens de l’honneur en politique. Quand vous rendez visite à un homme politique jetez un regard discret, mais attentif, sur sa femme et ses enfants : ils reflètent sa vision du monde. Si vous voulez avoir une idée juste de la cervelle d’un homme politique faites attention à ses choix esthétiques : le manque de raffinement est l’allégorie d’un manque de culture. Ce qui est simple est toujours sobre et raison ; l’extravagant est en revanche démesure, vulgarité et déraison.

J’aurais pu être plus circonscrit en vous disant que faire de la politique, c’est en fin de compte tricher. Tricher avec les militants, tricher avec le peuple, tricher avec les adversaires, tricher avec soi-même. J’ai trahi, j’ai volé, j’ai même tué, et vous, comme des moutons de Panurge, vous m’avez toujours cru et suivi. Je n’étais cependant pas le seul dans cette énorme supercherie : l’arène politique est comme une meute d’hyènes. Elles dévorent d’abord les carcasses, ensuite les proies, et quand il n’y a plus de proies, elles s’en prennent aux prédateurs faibles (il leur arrive d’être cannibales) : regardez la meute qui vous gouverne aujourd’hui et vous comprendrez ma métaphore. Comment pouvez-vous choisir d’être gouvernés par une telle racaille ? Vous voulez être gouvernés, mais pas respectés ; vous voulez être trompés, pas éveillés. Vous faites comme ces prisonniers qui ont tellement séjourné en prison qu’ils s’empressent de commettre à nouveau un crime pour y retourner dès qu’ils en sont élargis.

Je dois vous faire une ultime confidence : l’art et la politique sont les domaines où les menteurs et les faussaires fleurissent comme des champignons. C’est pourquoi les hommes politiques aiment avoir des amis artistes, et les piètres artistes courent toujours derrière les hommes politiques. Ils sont souvent comme le soleil et la lune : les artistes en mal d’inspiration implorent la « lumière » de l’homme politique et vice-versa. Mais tandis qu’en art le mensonge est salvateur pour les peuples meurtris, en politique le mensonge détruit la nation et ne nourrit que son auteur. Alors je vous conseille de préférer les artistes (les vrais artistes, voulais-je dire) aux hommes politiques : puisque « ce qui est utile est laid » cherchez la beauté dans le désintéressement et ne confiez votre destinée qu’à ceux qui ont suffisamment montré qu’ils sont capables d’abnégation, à l’image de cet artiste tellement soucieux de ravir son public qu’il meurt sur scène par excès d’effort.

* Le Casse-pieds de Ndoumbélane

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