La France et l’apartheid : Une boîte noire qu’Hennie van Vuuren voulait ouvrir

Dans un article saisissant (traduit par Courrier international) le directeur d’Open Secrets, Hennie van Vuuren, apporte de nouvelles révélations sur les liens troubles entre la France et le régime de l’apartheid. Auteur du livre Apartheid, Guns and Money (Jacana Media, mai 2017), ce chercheur sud-africain nous a raconté les coulisses de son enquête.

Grâce à des archives inédites, Hennie van Vuuren raconte comment, installés à Paris, des agents du régime de l’apartheid (pouvoir ségrégationniste de la minorité blanche en Afrique du Sud, 1948-1991) ont pu acheter illégalement des armes avec l’aide des services français. La compagnie Thomson-CSF (devenue Thales) a été l’un des principaux bénéficiaires.
Hennie van Vuuren : C’est une organisation à but non lucratif, indépendante, basée en Afrique du Sud, qui a été créée en 2012. Elle travaille sur les crimes économiques du secteur privé qui ont un impact sur les droits de l’homme. Nous nous appuyons sur le droit pour faire en sorte que les auteurs de ces crimes rendent des comptes.

Pourquoi avoir travaillé sur le régime de l’apartheid ?

Je voulais savoir comment la jeune démocratie sud-africaine a pu se retrouver aussi vite engluée dans des affaires de corruption. Le scandale de l’“Arms Deal” en est une parfaite illustration [plusieurs hommes d’affaires et politiciens, dont l’actuel président Jacob Zuma, sont accusés d’avoir touché des pots-de-vin, notamment émanant d’une filiale de la compagnie française Thales, lors de la signature en 1999 du plus gros contrat d’armement depuis la chute de l’apartheid, d’un montant d’1,9 milliard d’euros].

Qu’avez-vous découvert ?

En réalité, les connexions entre les hommes d’affaires, les banques, les services de renseignement des pays impliqués et les compagnies d’armement sont anciennes. Elles ont été mises en place sous l’apartheid, notamment pour violer l’embargo sur les armes. Et ces réseaux, qui constituent “l’État profond” sud-africain, ont continué à fonctionner après l’arrivée de la démocratie.

C’est cette boîte noire que je voulais ouvrir et explorer. Son contenu montre que l’intérêt démocratique est largement entravé par le souci de tous ces acteurs, y compris des dirigeants de la “nouvelle Afrique du Sud”, de vouloir se faire de l’argent à tout prix.
Comment avez-vous eu accès à ces archives ?

Nous avons collecté pendant trois à quatre ans près de 40 000 documents d’archives en provenance de sept pays*, ce qui fait près de 100 000 pages à étudier. Certains d’entre eux étaient déjà disponibles, mais personne n’était encore jamais allé les lire. Pour les autres, nous avons fait des demandes de déclassification. Dans plusieurs pays occidentaux, comme la France, nous n’avons rien obtenu.
Ensuite, il a fallu assembler toutes les pièces disponibles du puzzle pour faire des découvertes. Car vous pouvez tomber sur un document intéressant, mais si vous n’en avez pas un deuxième qui vous donne le contexte, vous ne pouvez pas exploiter le premier.

Existe-il encore d’autres archives à exploiter ?

Juste avant l’arrivée de la démocratie en 1994, le gouvernement a détruit près de 44 tonnes d’archives pour faire disparaître des informations compromettantes. Mais il était impossible pour le régime de tout effacer, donc il reste des quantités de documents sur lesquels travailler.

Vos révélations ont-elles provoqué des réactions ?

Non, aucune. Ni du gouvernement démocratique sud-africain, ni des entreprises d’armement ou encore des banques pointées du doigt. Nous sommes profondément déçus. Il y a pourtant un fort intérêt du public. Mon livre Apartheid, Guns and Money, qui rassemble toutes ces informations, est dans les meilleures ventes en Afrique du Sud.

Mais nous allons poursuivre notre travail et bientôt porter plainte dans plusieurs pays européens, y compris en France, principalement contre des banques qui ont tiré profit de l’argent de l’apartheid.
Craignez-vous de nouveaux scandales en Afrique du Sud ?

Oui. Un seul exemple : depuis plusieurs années, le gouvernement sud-africain parle d’acheter des centrales nucléaires. En raison des liens personnels entre le président Jacob Zuma et Vladimir Poutine, les Russes semblent bien placés. Mais sur les rangs, il y a aussi les Chinois, les Américains, ainsi que la France avec Areva.

Nous avons appris de l’affaire de l’“Arms Deal” que ce type de méga-contrat, d’un coût de près de 1 000 milliards de rands [63 milliards d’euros] est plus propice à la corruption qu’à la transparence. Nous incitons les autorités sud-africaines à faire les choses dans les règles, et les gouvernements des pays vendeurs à s’assurer que leurs entreprises ne font rien d’illégal pour décrocher le contrat.

Avez-vous pu élucider l’assassinat en 1998 à Paris de la militante anti-apartheid Dulcie September ?

Nous n’avons pas le nom de l’assassin mais nous avons désormais une meilleure compréhension du contexte. Les services secrets du régime de l’apartheid et ceux de la France avaient des relations très étroites. Dulcie September, alors représentante de l’ANC [Congrès national africain, mouvement emblématique de la lutte anti-apartheid] en France, était en train d’enquêter sur ces liens.

Et si elle était tombée sur quelque chose de très préjudiciable pour les intérêts des uns et des autres, elle serait clairement devenue une cible. En France, parmi les sources potentiellement intéressantes, quasiment personne n’a accepté de me parler, même de façon anonyme.

courrierinternational.com

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