Au Sénégal, la famille reste le premier repère. Quand on parle d’identité, de réussite ou même de souffrance, on revient très vite à la maison familiale, au quartier, au village. Pourtant, ce cadre n’est plus le même qu’il y a trente ou quarante ans. Urbanisation rapide, école, migration, réseaux sociaux, chômage des jeunes, nouvelles formes de religiosité… tout cela bouscule les manières de vivre ensemble, d’éduquer les enfants, de se marier, de divorcer ou de rester solidaire.
On voit coexister le grand compound familial traditionnel, l’appartement exigu en banlieue, la famille éclatée entre Dakar, Paris et New York, ou encore le couple jeune qui veut « vivre à deux » sans trop d’ingérence. Même les imaginaires changent : certains rêvent d’un mariage « à l’ancienne », d’autres se projettent dans des rencontres internationales, via les réseaux sociaux ou des sites pour rencontrer une femme roumaine ou d’autres nationalités.
Dans ce contexte, il ne s’agit pas de dire que « les valeurs se perdent » ou, au contraire, que « le progrès a tout réglé ». La réalité est plus nuancée : certaines valeurs se maintiennent, d’autres se transforment, d’autres encore sont en tension permanente. Comprendre cela aide à mieux accompagner les jeunes, à apaiser les conflits entre générations et à éviter les jugements trop rapides.
Le modèle familial « classique » n’a pas disparu, mais il est sous pression
Pendant longtemps, le modèle dominant était la grande famille élargie : plusieurs générations sous le même toit ou dans la même concession, forte solidarité, rôle central du père (et parfois du grand-père), importance de la lignée paternelle, place reconnue des oncles et tantes dans l’éducation, polygamie fréquente surtout en milieu rural.
Ce modèle ne s’est pas évaporé. Dans beaucoup de villages et même dans certains quartiers urbains, la famille reste très collective. On partage les repas, on mutualise les revenus, les décisions importantes (mariage, migration, grandes dépenses) se discutent en famille élargie. Le mariage reste souvent perçu comme une alliance entre deux familles plutôt qu’un projet purement individuel.
Mais nourrir une grande famille avec un seul salaire de fonctionnaire, de chauffeur ou de vendeur ambulant est devenu extrêmement difficile. Cette fragilité économique pèse sur les relations au sein du foyer : tensions, frustrations, reproches, incompréhensions.
Urbanisation et exode rural
Plus de la moitié de la population sénégalaise vit désormais en milieu urbain, avec une forte concentration dans et autour de Dakar. Cela change profondément le quotidien des familles. En ville, on n’a ni l’espace ni les mêmes ressources qu’au village. Le grand compound devient un appartement ou une petite maison locative, parfois surpeuplée.
Cette urbanisation entraîne plusieurs effets concrets sur les valeurs familiales :
- Plus d’intimité pour certains couples : un jeune couple peut habiter seul et prendre des décisions sans la présence constante des aînés. Cela favorise parfois le dialogue conjugal, mais peut aussi créer un sentiment d’isolement.
- Moins de contrôle direct des parents sur les enfants : la rue, l’école, les amis, les écrans prennent de la place. Les jeunes sont davantage exposés à d’autres modèles de vie (occidentaux, religieux, « influencés » par les réseaux sociaux).
- Solidarité qui se réinvente : même loin du village, on continue d’envoyer de l’argent, d’accueillir des parents de passage, de participer à la scolarité d’un neveu ou à un baptême. Mais le poids financier est plus lourd pour ceux qui sont en ville.
On voit alors apparaître des familles « hybrides » : attachées à la solidarité traditionnelle, mais obligées de négocier au quotidien avec les contraintes de l’environnement urbain.
Migration et diaspora
La migration interne (village–ville) et internationale (Europe, Amérique du Nord, Moyen-Orient, Afrique centrale, etc.) joue un rôle central dans l’évolution des familles sénégalaises. Beaucoup de foyers dépendent des transferts d’argent de parents ou d’enfants partis à l’étranger. Cela crée de nouvelles formes de responsabilités et de tensions :
- Le migrant est parfois perçu comme « sauveur » économique, avec une pression forte pour envoyer régulièrement de l’argent.
- La distance fragilise les couples : mari ou femme resté au pays, rumeurs, jalousies, sentiment d’abandon.
- Les enfants grandissent parfois avec un parent absent, que l’on connaît surtout par téléphone ou via des appels vidéo.
En même temps, la diaspora ouvre des horizons nouveaux : mariages mixtes, enfants binationaux, contacts avec d’autres cultures familiales, modèles éducatifs différents. Certains reviennent au pays avec des idées nouvelles sur le couple, le divorce, le partage des tâches domestiques, l’éducation des filles.
Place de la religion dans les valeurs familiales
Au Sénégal, la religion – surtout l’islam, mais aussi le christianisme – reste un pilier des valeurs familiales. Les confréries, les églises, les guides spirituels jouent un rôle structurant dans la vie du foyer : mariage, baptême, funérailles, conseils, médiation en cas de conflit.
Cependant, là aussi, les choses bougent :
- Diversification des courants religieux (confrériques, réformistes, mouvements plus stricts ou plus libéraux).
- Émergence de prêches en ligne, d’imams ou de pasteurs à forte audience sur les réseaux sociaux.
- Discussions plus visibles sur le rôle de la femme, l’autorité du mari, l’éducation des enfants, la polygamie.
Certaines familles utilisent la religion pour renforcer la cohésion, encourager le respect et la solidarité. D’autres se heurtent à des lectures plus rigides qui peuvent compliquer le dialogue, par exemple lorsque des jeunes adoptent des interprétations très strictes en rupture avec la pratique familiale plus « souple ».
Genre, couple et parentalité
Les transformations économiques et sociales poussent aussi à revoir la répartition des rôles au sein du couple et de la famille :
- De plus en plus de femmes travaillent, entreprennent, voyagent. Leur contribution financière devient centrale, ce qui rebat les cartes du pouvoir dans le foyer.
- Certains hommes peinent à se positionner lorsqu’ils ne sont plus seuls à « ramener l’argent », surtout dans un contexte de chômage ou de sous-emploi.
- Les débats sur les droits des femmes, les violences conjugales, le consentement, le partage des tâches domestiques deviennent plus visibles, y compris dans les médias et sur les réseaux.
La figure de la mère exclusivement au foyer et du père seul décideur coexiste avec des couples qui négocient davantage, partagent certaines responsabilités, ou acceptent que la femme soit parfois la principale pourvoyeuse de revenus. Cela peut renforcer le couple quand le dialogue existe, ou au contraire déclencher des conflits lorsque l’ego, les attentes traditionnelles et les nouvelles réalités s’entrechoquent.
