Les mourides et le pouvoir politique – Par Ibrahima Sall*

« Le pouvoir corrompt mais le pouvoir absolu corrompt absolument ». cette assertion de Jhon Lock date du XVIIème siècle. Mais elle a posé de manière philosophique la nature de la politique et son influence sur la conduite de l’homme. La révocation de l’édit de Nantes ou la séparation de l’église et de l’Etat en constituent des péripéties qui montrent la difficulté des rapports entre spirituel et temporel.

Mais bien avant des penseurs musulmans ont posé le problème. Déjà en 1085 l’Imam Ghazali après avoir lu Aristote, Platon et Plotin, Ibn Sina et Al Farabi analysa les rapports de la politique et du pouvoir. Dans l’affrontement militaire et intellectuel, entre le sunnisme et le chisme, entre le califat Abasside d’une part et l’Etat Fatimide d’autre part, AL Ghazali est mobilisé. C’est ainsi que dans son ouvrage « les vices de l’ésotérisme », il pose le problème de la légitimation des pouvoirs politiques par le spirituel.
Ce débat posé à cette époque résume les rapports entre la mouriddiya et le pouvoir politique aujourd’hui au Sénégal. Mais Cheikh Ahmadou Bamba est le premier à le comprendre. Face à un pouvoir colonial qui combattait par une kyrielle d’actions négatives la bataille de revivification de l’islam que menait le Cheikh, les rapports furent conflictuels et le chisme absolu de mise.

Plus tard, l’engagement dans la politique des autochtones a entraîné une nouvelle configuration. En effet de Blaise Diagne à Macky SALL, en passant par Senghor,Abdou Diouf, et Abdoulaye WADE le temporel a eu toujours besoin de l’onction du spirituel. Mais ce besoin a toujours été sous tendu par un diptyque attirance-répulsion. Heureusement pour la mouriddiya, la résistance héroïque, pacifique mais à la fin victorieuse de notre guide Cheikhoul Khadim, fondateur de la mouriddiya a permis jusqu’à une période récente de la décomplexer du pouvoir politique. Le refus du Cheikh d’occuper toute fonction fût elle celle de Cadi montre combien la mouriddiya a constitué un pôle de résistance face à la force politique coloniale.

Les indépendances ont changé la nature de ce rapport devenu plus cordial. Il en fut et il en est toujours ainsi entre les califes et les présidents de la république en exercice.

Dans les relations particulières : Serigne Fallou/Senghor, Serigne Abdou Lahat/Abdou Diouf/ ; Serigne Saliou /Abdoulaye Wade , Macky SALL/Serigne Mountakha le temporel a toujours pensé avoir gardé la main en sa faveur. Mais en excluant de la gestion de l’Etat l’intelligentsia mouride par peur de sa force et de sa liberté ; ils leur ont conféré une virginité politique qui sera le germe de leur éclosion future.

Il faut savoir que le débat ne se pose pas en terme de rapports personnels ; mais entre la mouriddiya chevillée à la vérité islamique qui est du domaine de l’absolu et le pouvoir politique pourvoyeur de vérités multiples et relatives. Dans ce sens la disparition successive des gardiens du temple de la mouriddiya et l’avènement des califats des petits fils constituent une nouvelle donne. Il en est de même de l’existence d’un Etat nation qui se veut républicain mais qui respecte peu ou prou les règles démocratiques. En effet en voulant manipuler une communauté par le biais d’une poignée d’individus momentanément détentrice d’un pouvoir spirituel qui va changer de main, l’Etat se préoccupe peu de l’intérêt général de la mouriddiya. Se coupant ainsi sans le savoir d’une base électorale de plus en plus éveillée à la chose politique.

Sur le plan économique, l’Etat contrairement à ce qu’il fait croire aux mourides par le biais des « portes paroles » fait peu pour la communauté ; alors que 70% du PIB, plus de 60% des prélèvements fiscaux viennent d’une communauté productrice à souhait.

Pour preuve le grand magal de Touba regroupant plus de 4 millions de personnes (selon les chiffres officiels du ministère de l’intérieur) est un moment économique majeur pour le Sénégal. Tant du point de vue de la relance de la consommation, de l’augmentation des revenus ruraux, que des explosions des chiffres d’affaires (carburant, électricité, téléphone, transport, alimentation etc…). Permettant ainsi à l’état par le gain sur la Tva et autres taxes de s’enrichir à milliards.

Alors, il faut savoir raison garder, il ne peut y avoir d’accord tacite entre le pouvoir politique et la mouriddiya : à savoir la perpétuation du pouvoir politique entre les mêmes mains contre un droit de regard sur la discipline morale des masses.

Cheikh Ahmadou Bamba s’est battu contre la colonisation. Il a payé au prix fort sa résistance pour vivifier l’islam et défendre sa communauté. Foi-Travail disait-il, oui mais pour nous donner l’indépendance de choisir nous même sans contrainte ni obligation . La mouriddiya pour rester fidèle aux enseignements du maître doit savoir que le moment est venu d’être l’acteur de la vie politique nationale mais non l’objet d’une utilisation temporaire par les hommes politiques.

En effet personne ne défendra nos valeurs à notre place et ceci quelque soit sa bonne volonté. Mais les frontières devenues poreuses entre la politique et la religion nous obligent à prendre notre destin en main. La nature confuse des relations entre la mouriddiya et le pouvoir temporel ne permet pas une lecture claire de la situation par le citoyen lambda. Les comportements souvent aux antipodes de nos valeurs des hommes politiques, poussent à comprendre et à accepter la sanctuarisation de la ville Touba, Darou Mouhty et Darou Salam par rapport aux activités politiques. Ce cantonnement géopolitique ne peut nullement signifier une rupture définitive d’avec la chose républicaine. Car de par leur nombre, leur organisation, leur poids économique et leur patriotisme, la communauté doit jouer en externalité sa partition. Elle en avait les moyens, elle en a maintenant la capacité intellectuelle. Sinon elle risque de se faire marginaliser et distancer.
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Les défis du XXIème siècle sont d’ordre économique, pour les relever, lamouriddiya doit radicalement changer ses rapports avec l’Etat devenus confus car individualisés. Les hommes politiques doivent savoir pour l’intérêt de notre pays que l’apport de la pensée de Cheikh Ahmadou Bamba peut et doit servir à nos gouvernants afin d’ouvrir le chemin à une troisième voie vers le développement.

Quel paradoxe que les défenseurs de la laïcité ‘(trouvent normal ou comprennent ) que le président américain prête serment sur la bible ; mais accepteraient -ils qu’un chef d’Etat sénégalais musulman le fasse sur le coran ou sur la Bible. Accepteront-nous que nos politiques publiques s’inspirent de la doctrine de la mouriddiya comme les sociaux démocrates en Europe? Voila le dilemme Corneillien de nos penseurs et hommes politiques attitrés.

La mouriddiya grâce à l’héritage de son fondateur, sa vitalité économique et sa cohésion dans ses rapports avec l’Etat doit donner le la. C’est la seule manière pour elle de jouer son rôle protecteur de l’islam et celui de moteur de développement économique pour l’intérêt du peuple sénégalais. Afin que les acquis que nous ont légués les pères fondateurs de notre nation ainsi que Cheikhoul Khadim, soient préservés.

A l’heure de l’intelligence artificielle, la richesse des nations ne se détermine plus à l’aune de leur richesse en matière premières : le gaz , le pétrole, le lithium , le zircon … ne suffisent pas pour mener un pays à l’émergence et au développement.

La pauvreté extrême des pays qui sont pourvus de ces matières premières en constituent la preuve irréfutable. Dans notre pays la déliquescence de nos valeurs exacerbée par l’utilisation inappropriée des réseaux sociaux, l’ignorance de nos valeurs cardinales, le manque de patriotisme empêchent et empêcheront notre décollage.

Dans cette optique se ressourcer dans les écrits de nos ancêtres chevillés autour de la foi, du travail de l’action et etde la discipline constitue notre seule voie de salut.
L’apparition de l’intelligence artificielle et son développement fulgurant dans les pays développés creusera davantage le retard de nos nations.

L’absence de réforme de la gouvernance économique mondiale nous plombera définitivement. Mais ces énormes batailles futures à mener ne peuvent être réussies sans une remise en cause de * l’homme Sénégalais *l-l’homo Sénégalensis tel qu’il soit aujourd’hui.
*Président du parti politique
Le Mouvement pour la démocratie et les libertés (MODEL)
EX Directeur Général de la Sicap

2 COMMENTAIRES
  • A. Sall

    Félicitations ! J’abonde moi-même dans ce sens

  • Gilles O.

    Edito très intéressant – je voudrais, si c’est possible, ajouter quelques commentaires généraux de l’extérieur du Sénégal. La bataille pour le progrès ne peut pas passer par une importation simple de concepts développés dans d’autres cultures et moments historiques. Là-dessus, les anciens ont sans doute péché par idéalisme positiviste – il n’y a pas de laîcité universelle dans son organisation politique de détail, mais seulement des transcriptions locales d’un concept abstrait qui recherche un équilibre entre individus et société. Cela vaut pour la démocratie et ses avatars, qui, si l’on regarde en détail, ont autant de variantes que de nations. Cela vaut pour tous les systèmes politico-religieux observables à travers le monde : communisme chinois ou soviétique, nationalisme religieux post communiste russe, ou démocratie hindouisante indienne entre autres… Tous constituent autant d’équilibres fragiles entre visions du progrès (des libertés individuelles, du commerce…) avec les croyances religieuses ou de mœurs. Pour plein de raisons, le Sénégal est bien placé en Afrique pour penser cette complexité instable, et promouvoir une culture d’un équilibre positif entre ces deux éléments tout aussi nécessaires au bonheur humain. La laîcité politique n’est pas l’absence de croyances, et la tradition religieuse n’a a l’évidence jamais eu de traduction absolument universelle, tant l’on peut voir que la foi ne saurait se passer de la coutume pour s’ancrer et se propager – c’est vrai de toutes les croyances, les monothéistes comme les autres. Il faut pour bâtir cet équilibre du respect pour l’histoire, les traditions, les habitudes sociales, les croyances voire les superstitions, mais aussi de l’ambition, de la connaissance, des faits et des interprétations ouvertes. Un dialogue éclairé, et non des dogmatismes fermés. Et avoir en tête que l’intérêt général ne va pas à l’encontre de l’intérêt individuel, mais le renforce, le nourrit. La liberté individuelle ne se nourrit pas du rapport de force individuel, mais bien plutôt de la concorde sociale et des mécanismes de redistribution et d’équilibrage des forces. Pas seulement en matière économique, budgétaire et fiscale, il faut comme le suppose ce bel article, faire l’effort de revenir en permanence à la recherche des meilleurs équilibres et non de l’instrumentalisation (exploitation) des uns par les autres. Et comme il est dit à deux reprises, la société d’intelligence artificielle ne sera pas un facteur de progrès mais un facteur de contrôle et d’asservissement accru dans les sociétés inégalitaires à débat contrôlé.

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