Le mouvement étudiant ne meurt jamais ! Par Dr Babacar DIOP*

La nuit tombe encore sur nos universités, mais elle est porteuse en même temps de la résurrection du mouvement étudiant. L’éclipse momentanée avait produit une insécurité pour les étudiants, parce que leur voix était étouffée par la toute puissance de l’administration, allergique à toute contestation et résistance. Nous sommes en année de commémoration du cinquantenaire de Mai 1968 : le symbole est plein de sens. La mobilisation des étudiants dans les différents campus du pays, depuis la mort tragique de Mouhamadou Fallou Sène, le 15 mai 2018, est un cinglant revers pour tous ceux qui avaient prédit la mort du mouvement étudiant. La présente révolte des universités a pour conséquence immédiate la renaissance inattendue du mouvement estudiantin. Le conflit est une dimension irréductible du champ public ; il permet d’ouvrir des horizons nouveaux. Les étudiants ravivent la flamme de la justice dans notre pays. Aujourd’hui, par une ruse de l’histoire, ils se retrouvent de nouveau au devant de la scène, comme il y a cinquante ans.

Renouer avec l’esprit de Mai 1968

Le crime perpétré contre nos universités a réveillé le mouvement estudiantin dans l’accomplissement de sa généreuse tâche historique. Plus jamais, aucun étudiant ne doit tomber sous les balles des forces de sécurité ! Pour le bourreau et le commanditaire de ce crime, nous demandons le châtiment ! Les étudiants demeurent encore à l’avant-garde des luttes sociales et démocratiques. Parce que, le mouvement étudiant reste dans sa vocation originelle une idée de justice, une école de solidarité et de fraternité, une lutte pour l’égalité. Il se veut aussi la conscience critique et démocratique de notre société, car il a horreur de l’injustice. Il a constitué pendant longtemps « les étoiles humaines, les lampes du peuple » abandonné dans l’obscurité. Il a été « un front ferme et résolu de lutte contre l’ordre établi » de l’hégémonie néolibérale. C’est pourquoi, les étudiants doivent sauvegarder l’héritage des luttes sociales et démocratiques de Mai 1968.

Le mouvement étudiant a représenté une chance immense pour les jeunes venus des classes économiques et sociales inférieures. La contestation des étudiants est un signal d’espoir et d’espérance, car elle est construction d’un ordre nouveau. Une belle jeunesse est une jeunesse qui refuse de s’aplatir devant l’injustice et l’inégalité. L’État ne doit pas écraser les enfants venus de l’immense pays qui souffre pour satisfaire les besoins d’une politique néolibérale et antisociale qui répond aux exigences de la Banque mondiale et des institutions financière internationales. Un État démocratique doit être guidé par un besoin de justice et d’équité et non seulement par une hypocrite efficacité économique pour satisfaire les besoins des plus riches. Suivant l’esprit de Mai 1968, les étudiants doivent continuer de porter plus haut le flambeau des luttes sociales et démocratiques. Mai 68 reposait sur un désir profond d’une société nouvelle.

En dépit de quelques erreurs qui ont mené à sa crise, le mouvement étudiant est encore utile et nécessaire, car il offre « la possibilité d’un discours anti-establishment » pour faire front contre les réformes néolibérales qui sous le mythe de la méritocratie désagrègent notre école et notre université publiques. Il constitue une voix dissidente contre des formes de subordination, d’oppression et de marginalisation dans la société. C’est un instrument pour protéger les faibles et les oubliés du système inégalitaire de l’enseignement supérieur. De l’Europe à l’Amérique latine en passant par l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada), les étudiants se mobilisent contre la privatisation de l’enseignement supérieur. Le mouvement étudiant international lutte contre l’augmentation vertigineuse des droits d’inscription dans les universités publiques. Il est inadmissible d’avoir un système dans lequel ne peuvent accéder que les enfants des classes supérieures. Certains brandissent le plus souvent des modèles importés sans examen pour nous les imposer. A titre d’exemple, le revenu moyen des parents des étudiants de Harvard est le revenu moyen des 2% des foyers américains les plus riches. Un tel modèle est injuste, parce qu’il ne fait que renforcer les inégalités de classe. L’accès à l’enseignement supérieur est un droit pour tous. Ceux qui désirent aller étudier à l’université doivent pouvoir le faire quels que soient les revenus de leur famille. Le mouvement étudiant est porteur d’utopie.

Les étudiants doivent reconstruire un grand mouvement national capable de porter de nouvelles revendications sociales et démocratiques à l’image de ceux de Mai 1968. Sans les luttes du mouvement étudiant les portes de l’université seraient fermées aujourd’hui à des milliers de jeunes issus de milieux défavorisés. En réalité, les bourses qu’une certaine élite à la solde de ses privilèges égoïstes discrédite a permis à des milliers d’étudiants de faire des études supérieures. Ceux qui n’en ont pas besoin, parce qu’ils sont issus de milieux aisés ne doivent pas stigmatiser les couches inférieures. Dans un pays de 15 millions d’habitants dont 7 millions qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, il faut des bourses pour soutenir les enfants des familles issues des classes subalternes. L’augmentation des bourses est l’une des décisions les plus justes qu’ait prises le président Abdoulaye Wade. Les acquis du mouvement étudiant sont incommensurables devant quelques erreurs qu’on peut considérer comme mineures à l’échelle de l’histoire. Il a participé à démocratiser l’université sénégalaise en se dressant contre les injonctions de la Banque mondiale qui dans sa doctrine néolibérale dévastatrice considérait jusqu’à une date récente l’enseignement supérieur comme un luxe pour les pays en développement. Des milliers d’étudiants ont été sacrifiés sous le régime du président Abdou Diouf pour satisfaire des politiques désastreuses dictées par les bailleurs de fonds. Les portes de l’université ont été fermées à des milliers de famille. Il a fallu de hautes luttes pour les rouvrir aux enfants des classes pauvres. Des générations d’étudiant, « les yeux pleins de larmes » ont vécu l’insulte d’entendre un gouvernement tenir pour politique : « Le Baccalauréat n’est pas un visa pour entrer à l’université ». Aujourd’hui, des gouvernants irresponsables sacrifient froidement les étudiants dans des universités dites virtuelles (Uvs). En définitive, la science doit participer à réduire et non à augmenter les discriminations économiques et sociales.

Désormais, il faut sortir le mouvement étudiant de son enfermement dans les Amicales des facultés et des Unités de formation et de recherche (Ufr) qui ne gèrent le plus souvent que des intérêts immédiats et égoïstes de quelques délégués. Il y a nécessité de reconstruire de nouvelles unions nationales qui regrouperont les étudiants de toutes les universités du pays. Voila ce qui doit être la grande tâche du mouvement étudiant sénégalais. C’est de cette manière seulement qu’on reconstruira un « pouvoir étudiant » capable de peser de tout son poids pour se défendre face à des gouvernants engagés dans des programmes de « marchandisation de l’éducation ». Ce serait une belle manière de renouer avec l’esprit de Mai 1968.

Ce nouveau mouvement devra être démocratique et pluriel. Il ne pourra survivre que s’il marche sur la base de la démocratie et du pluralisme. La violence est la grande faiblesse du mouvement étudiant actuel. La masse des étudiants doit être associée de manière démocratique et par des débats libres et ouverts à tous à la conception, la défense et la mise en œuvre des plates-formes revendicatives. Les luttes sociales et politiques se gagnent par la participation et la mobilisation des citoyens. Le mouvement devra inventer des méthodes démocratiques, des instances démocratiques avec des procédures démocratiques permettant la participation de tous les étudiants qui le désirent. Le mouvement étudiant a besoin impérativement de renforcer sa culture démocratique. Une minorité ne pourra plus imposer sa volonté par la violence et par la terreur : ce serait une attitude suicidaire. Seul un mouvement démocratique peut porter des revendications démocratiques. Le mouvement étudiant n’a pas besoin de violence. Sa force principale repose sur l’idée de justice, son désir ardent de construire un monde nouveau afin de permettre à la masse des citoyens d’accéder à l’éducation. Ce combat demeure actuel  plus que jamais.

Le mémorial des martyrs du mouvement étudiant

Les étudiants Balla Gaye (1978-2001), Mamadou Diop (1980-2012), Bassirou Faye (1992-2014) et Mouhamadou Fallou Sène (1993-2018), partis à la fleur de l’âge, ne doivent pas tomber dans l’oubli. Ce serait impardonnable. Leur mort doit renforcer la conscience de refus d’une jeunesse estudiantine en quête d’un monde nouveau, d’une société nouvelle, mais qui a fini par comprendre que son salut ne dépend que d’elle-même. Les étudiants qui sont tombés dans les campus universitaires au nom de la justice, de l’égalité et de la dignité sont devenus des héros immortels ; ils appartiennent à l’éternité. Ils devront vivre dans l’esprit de chaque étudiant tant qu’il existera des universités dans notre pays. C’est maintenant à leurs camarades vivants de se consacrer à la grande tâche pour laquelle ils ont donné leur vie. L’avènement d’un monde nouveau rempli de justice et d’égalité doit être accéléré. Écoutons la voix émouvante et éloquente de Pablo Neruda, le poète des peuples opprimés de l’Amérique du Sud, Prix Nobel de Littérature en 1971. Nous lui empruntons ces mots extraits de son recueil Chant général pour rendre hommage aux martyrs de nos universités :

« Les pas peuvent fouler ce lieu durant mille ans, / ils n’effaceront pas le sang de ceux qui y tombèrent. / Des voix par milliers peuvent troubler ce silence, elles n’étoufferont pas l’heure où vous êtes tombés. / La pluie ruissellera sur la place et ses pierres, pourtant elle n’éteindra pas vos noms de feu. / Mille nuits s’abattront avec leurs ailes noires / sans détruire le jour attendu par ces morts. / Le jour attendu par tant d’entre nous / à travers le monde, l’ultime jour de la souffrance. / Un jour de justice conquise dans la lutte. / Et vous, mes frères tombés, en silence, / vous serez près de nous durant ce vaste jour, / ce jour immense, oui, de la lutte finale ».

Le mouvement étudiant a besoin d’« arsenal symbolique » pour développer un nouveau projet qui lui permettra de demeurer un pôle cristallisateur des luttes sociales afin de défendre « Ce que l’argent ne saurait acheter », pour reprendre le beau titre du livre du philosophe américain Michael Sandel. Il doit continuer de représenter les aspirations des milliers d’étudiants sans perspectives pédagogiques et sociales, broyés par un système inégalitaire. Désormais, le mouvement étudiant a ses leaders historiques, ses dates mémorables, ses mythes, ses pénates, ses chansons, son hymne, sa littérature et ses martyrs. Il ne peut plus mourir, il est devenu un patrimoine national. Tous les martyrs sont d’égale dignité. Aucun d’eux ne doit tomber dans l’oubli. Certains ne doivent pas être plus considérés que les autres dans les commémorations annuelles que leur consacrent leurs camarades vivants. Par conséquent, nous demandons la construction d’un Mémorial sur lequel seront inscrits les noms de tous ceux qui sont tombés pour défendre la cause de la dignité d’être étudiant. Il faudra la contribution des meilleurs historiens du pays pour aider à établir une liste exhaustive afin d’éviter des omissions qui seraient cruelles. Ensuite, les étudiants pourront s’accorder sur une seule date qui sera consacrée « Journée nationale des martyrs du mouvement étudiant » afin d’éviter le danger de la dispersion.

Nous jurons sur les noms de tous ceux qui sont tombés dans nos campus que notre jeunesse verra la justice sur terre. Et ce jour là, nous nous souviendrons de leurs sacrifices splendides. Car, ceux qui ont donné leur vie pour une cause noble et juste méritent de vivre dans nos cœurs et nos esprits. Nous nous inclinons pieusement devant la mémoire de ces morts, désormais entrés dans le martyrologe de nos universités. En conclusion, Les étudiants doivent dépasser la situation de simples révoltés afin de transformer leur indignation en une révolution démocratique, parce que radicale et non-violente. L’immense voix de Jacques Brel, monument de la musique universelle nous rappelle sans cesse dans La Bastille : « L’avenir dépend des révolutionnaires, mais se moque bien des petits révoltés ».

*Ancien leader du mouvement étudiant,

Secrétaire général des Forces démocratiques du Sénégal (FDS)

babacar.diop1@gmail.com

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