Le Sénégal face à la vacance inédite de la fonction présidentielle ? Par Meïssa Diakhaté et Cheikh O. Diallo*
« Je tiens à préciser que je quitterai mes fonctions au terme de mon mandat le 2avril … ». Ce tweet attribué au Président de la République, et soudainement tout s’accélère.
A dire vrai, la tonalité du propos sème le doute et la perplexité dans l’esprit des Sénégalais et soulève des questions politico-constitutionnelles cruciales.
Dans notre profonde conviction, le Président de la République Macky ne saurait, du fait de l’argument à l’appui du report de l’élection présidentielle du 25 février 2024, provoquer la vacance du pouvoir présidentiel le 2 avril 2024.
En attendant la « Décision » du Conseil constitutionnel saisi par le Président de la République pour « avis », un politiste et un juriste livrent ici leurs points d’attention sur la question à la lumière des vertus explicatives de la science politique et l’interprétation éclairante des dispositions constitutionnelles en vigueur.
i) La fonction présidentielle serait-elle vacante à l’expiration du mandat présidentiel le 2 avril 2024 ?
D’évidence, le Président de la République se réserve le droit de s’aligner sur la proposition des acteurs du Dialogue national de tenir le scrutin présidentiel à la date du 2 juin 2024, et tout cela en délicatesse avec l’invite du Conseil constitutionnel à tenir l’élection présidentielle conformément à l’agenda républicain.
En effet, le 2 avril 2024 inaugurera une nouvelle ère politique au Sénégal. Au-delà de cette date butoir, la vacance de la fonction présidentielle s’installera, plongeant le pays dans une période d’incertitude politique.
L’expiration du mandat, qui est une situation juridiquement différente de celles limitativement énumérées par la Constitution (démission, empêchement définitif, décès), milite raisonnablement pour le maintien en fonction du Président de la République juste le temps de faire aboutir le processus électoral. En écho, et de manière irréfutable, l’article L.O. 137 du Code électoral se lit : « En cas de vacance de la Présidence, par démission, empêchement définitif ou décès … ».
La relation de cause à effet entre la vacance et les trois situations limitativement inventoriées est intangible. Il n’existe pas, au sens de la Constitution et du Code électoral une autre situation dont la réalisation ouvre la vacance de la Présidence. Certainement, il faut le souligner, pour le regretter, c’est encore l’expression d’une incomplétude de nos textes inhérentes à l’imperfection de toute œuvre humaine !
A l’évidence, la situation ouverte à partir du 2 avril 2024 ne remplit aucune des conditions prévues pour accéder à la suppléance.
On en déduit logiquement qu’en cas de vacance de la fonction présidentielle consécutivement à la démission, à l’empêchement définitif ou au décès, il s’agit de tenir une « élection anticipée » en relation avec les articles L. 37, L. 122 et L.O. 137 du Code électoral.
Assurément, la réalité actuelle est la manifestation d’une inédite interruption du processus électoral qui ne demande qu’à être repris et conduit jusqu’à son terme.
ii) Faudrait-il saisir le Conseil constitutionnel sur la vacance de la fonction présidentielle à compter du 2 avril 2024 ?
Dans le contexte actuel, une question est digne d’être posée : pourquoi d’une demande d’avis en lieu et place d’une « lettre » adressée au Président du Conseil constitutionnel qui aurait suffi si, du moins la volonté de se départir de la fonction présidentielle à compter du 02 avril 2024 était ferme ? En 1981, le Président Léopold Sédar Sénghor s’est contenté, à l’instar du Président Charles De Gaulle en 1969, d’adresser une lettre au Premier Président de la Cour suprême pour l’informer de sa décision de démissionner de la Présidence.
Mieux, la probable saisine du Conseil constitutionnel pour avis, qui sera appelé alors à rendre une « Décision » qui s’imposera au Président de la République, donne de la matière à penser. En 2016, le rappel est important, la Décision rendue par le Conseil au titre de sa « fonction consultative » a finalement raison de la volonté avouée du Président de la République de réduire le mandat de 7 à 5 ans.
L’extrait ci-après du Communiqué du Conseil des Ministres du 28 février 2024 doit attirer notre attention sur la question : « Conformément à l’article 92 de la Constitution, le Président de la République saisira le Conseil constitutionnel pour recueillir son « avis » sur les conclusions et recommandations du Dialogue national ». En retour, le Conseil constitutionnel rendra nécessairement une « Décision » qui « s’impose aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ».
Mais à toutes fins utiles, il nous semble nécessaire, en raison des nécessités didactiques, d’examiner le scénario d’une vacance de la fonction présidentielle.
« Imbroglio », « chaos », « impasse », « dilatoire », « confusion », « incertitude » ou « jeu de ping-pong », à la convenance des analystes politiques, sont autant de causes qui rendent matériellement impossible la tenue du scrutin du premier tour et, éventuellement, celui du second tour de l’élection présidentielle avant le terme du second mandat du Président Macky Sall fixé au 2 avril 2024.
Décidément, nous sommes arrivés à cette situation par la seule faute des libertés prises vis-à-vis de cette parole sacrée du pouvoir constituant : « Le scrutin pour l’élection du Président de la République a lieu quarante-cinq (45) jours francs au plus et trente jours (30) francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du Président de la République en fonction » (alinéa premier de l’article 31 de la Constitution). De même, il est mis à l’épreuve l’autorité du Conseil constitutionnel invitant les autorités compétentes « à tenir [l’élection présidentielle] dans les meilleurs délais » (Considérant n° 20 de la Décision n° 1/C/2024 du 15 février 2024).
En dernier lieu, nous pensons que pour des raisons tenant aux fondamentaux de la raison politique et de la morale publique, ni le poids de la charge présidentielle, ni la clameur politique, encore moins une certaine pression internationale n’autorisent à aucun Président de la République, de surcroit nanti d’un bilan social et infrastructurel record, le privilège de « claquer la porte du Palais ».
iii) Quelle est la nature juridique de la situation complexe découlant de l’expiration du mandat présidentiel, et comment cela pourrait-il être qualifié dans le cadre constitutionnel sénégalais?
En vérité, le présent cas de figure n’entre dans aucune des trois situations constitutionnellement prévues par la loi fondamentale à l’effet de provoquer la suppléance. Au demeurant, la démarche controversée du Président de la République se traduit, ni plus ni moins, par une « vacance de fait » de la fonction présidentielle. C’est pour tenir compte de tous les cas possibles que Gérard Cornu, dans le Vocabulaire juridique, définit la vacance comme « l’état d’une fonction publique qui n’est plus occupée, résultant de l’absence définitive du titulaire, par décès, démission, destitution, ou expiration de la durée du mandat ».
Sur ce point, la Constitution française se montre plus précautionneuse en son article 7: « En cas de vacance de la Présidence de la République pour quelque cause que ce soit, ou d’empêchement constaté par le Conseil constitutionnel saisi par le Gouvernement et statuant à la majorité absolue de ses membres, les fonctions du Président de la République, à l’exception de celles prévues aux articles 11 et 12 ci-dessous, sont provisoirement exercées par le Président du Sénat. En cas de vacance ou lorsque l’empêchement est déclaré définitif par le Conseil constitutionnel, le scrutin pour l’élection du nouveau Président a lieu, sauf cas de force majeure constaté par le Conseil constitutionnel, vingt jours au moins et cinquante jours au plus après l’ouverture de la vacance ou de la déclaration du caractère définitif de l’empêchement ».
Au Sénégal, la vacance probable du pouvoir à partir du 2 avril 2024, consécutivement à « l’absence définitive du titulaire du mandat présidentiel en cours », va constituer un fait objectif incontestable, provoquant « un vide au sommet de l’État ».
iv) Quel est l’organe habilité à constater formellement la vacance présidentielle et à quelles dispositions constitutionnelles doit-il se conformer?
Le Sénégal se prépare sans doute à la traversée d’une phase déterminante pour son histoire politique. Dès lors, il a besoin de faire appel aux principes constitutionnels qui guideront le pays vers la stabilité et la gouvernance future.
Indubitablement, la réitération catégorique par le Président de la République de la date de son départ indique clairement que le Conseil constitutionnel devrait constater la vacance de fait de la fonction présidentielle et ouvrir la suppléance au profit du Président de l’Assemblée nationale à compter du 2 avril 2024 à minuit.
Dans ce cas, à qui revient l’initiative de la saisine du Conseil constitutionnel dans le contexte d’une vacance de la fonction présidentielle prévue par la Charte fondamentale ?
A ce sujet, l’article 41 de notre Constitution ne souffre d’aucune équivocité : « La démission, l’empêchement ou le décès du Président de la République sont constatés par le Conseil constitutionnel saisi par le Président de la République en cas de démission, par l’autorité appelée à le suppléer en cas d’empêchement ou de décès ».
Sommes-nous dans l’un de ces cas ? Evidemment que non. La vacance étant à la limite artificiellement créée, on ne peut peiner à l’assimiler à l’un des cas prévisibles.
L’ « expiration du mandat présidentiel »qui entraîne une vacance de fait n’étant pas pris en compte dans cette procédure, il revient au Conseil constitutionnel, fièrement paré de ses nouveaux habits de « pouvoir régulateur », de combler le vide constitutionnel.
v) Quelle est l’autorité suppléante en cas de vacance de la fonction présidentielle ?
Selon l’article 39, « en cas de démission, d’empêchement ou de décès, le Président de la République est suppléé par le Président de l’Assemblée nationale ».
Au cas où celui-ci serait lui-même dans l’un des cas ci-dessus, la suppléance est assurée par l’un des vice-présidents de l’Assemblée nationale dans l’ordre de préséance.
Ce qui nous amène à se poser cette question sous-jacente : comment remplacer le Président de l’Assemblée ?
En France, le troisième alinéa de l’article 3 du règlement intérieur est d’une parfaite clarté : « Lorsque le Président du Sénat est appelé à exercer les fonctions de Président de la République, en application de l’article 7 de la Constitution, le Bureau désigne un des vice-présidents pour le remplacer provisoirement ».
Au Sénégal, en l’absence d’une pareille disposition, il est préférable d’instituer une Présidence intérimaire assurée par le « Premier Vice-président ». Cela serait conforme à cette prescription de l’article 18 de la loi n° 2002-20 du 15 mai 2002 portant Règlement intérieur de l’Assemblée national : « Les vice-présidents suppléent le Président dans l’exercice de ses fonctions, suivant l’ordre de leur élection ».
En tout état de cause, le Président de l’Assemblée nationale pourra bien réintégrer sa fonction de présidence de l’Assemblée nationale à la fin de la suppléance au bout de 60 à 90 jours, au cas où il ne serait pas lui-même élu Président de la République.
vi) Est-il possible de reprendre le processus électoral avant la date du 2 juin proposée par les acteurs du Dialogue national ?
N’étant pas dans les trois cas de figure prévus par la Constitution, d’une part, et que le processus électoral est en cours, d’autre part, l’idée de reprise du processus électoral pourrait-elle prospérer ? Le Conseil constitutionnel ne pourra le faire qu’en renonçant à sa récente témérité jurisprudentielle.
Juridiquement, la reprise du processus électoral ne serait possible qu’en cas de « fin anticipée » de la durée du mandat présidentiel, provoquée par la démission, l’empêchement définitif ou le décès. Le pouvoir est expressément dévolu au Président suppléant. En termes clairs, cette disposition ne peut s’appliquer qu’en cas de force majeure, pourrait-on dire.
Techniquement, il ressort des termes de l’article L.O. 137 du Code électoral du titre 2 portant « Dispositions relatives à l’élection du Président de la République » : Les électeurs sont convoqués par décret publié au Journal officiel au moins quatre-vingt (80) jours avant la date du scrutin. En cas de deuxième tour, ou de nouveau tour de scrutin après l’annulation des élections, la publication du décret de convocation a lieu au plus tard huit jours avant la date du scrutin.
Toutefois, en cas de vacance de la Présidence, par démission, empêchement définitif ou décès, le décret est pris dans les soixante jours « avant » le scrutin ».
Ces marges sont supérieures au nombre de jours compris entre le 2 avril et le 2 juin 2024. Le est 28 jours du mois d’avril + 31 jours du mois de mai, soit au total 59 jours francs (bien sûr en tenant pas compte du jour à l’origine du délai, ni du jour de l’échéance). Le Conseil constitutionnel devra certainement ajuster les délais dans sa Décision portant avis à la demande du Président de la République pour non seulement respecter les délais légaux mais également permettre l’entrée en fonction du Président suppléant dans la sérénité.
Tout aussi, le délai est également rédhibitoire pour la reprise du processus électoral si l’on sait que concernant l’élection présidentielle « les candidatures sont déposées au greffe du Conseil constitutionnel soixante (60) jours francs au moins et soixante-quinze (75) jours francs au plus avant le premier tour du scrutin » (alinéa premier de l’article 29 de la Constitution). Ces marges sont supérieures au nombre de jour compris entre le 2 avril 2024 et le 2 juin 2024.
vii) Quelles sont les prérogatives du Président suppléant et dans quelle mesure sa fonction est-elle limitée par les dispositions constitutionnelles en vigueur ?
En d’autres termes, qu’est-ce que le Président de l’Assemblée nationale peut-il faire durant la suppléance de la fonction présidentielle ?
La réponse de principe se trouve au deuxième alinéa de l’article 31 de la Constitution : « Si la Présidence est vacante, par démission, empêchement définitif ou décès, le scrutin aura lieu dans les soixante (60) jours au moins et quatre-vingt-dix (90) jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel ».
Le Président suppléant pourra-t-il être candidat ? La Constitution sénégalaise ne l’interdit pas. D’ailleurs en France, le scénario s’est joué en 1969 avec Alain Poher, Président de la République intérimaire à la suite de la démission du Président Charles De Gaulle, le 26 avril 1969. On pouvait penser que le président intérimaire devait rester en dehors de l’arène politique ou quitter sa charge présidentielle. Pourtant Alain Poher, lors de son premier intérim ne s’est pas estimé tenu d’abandonner sa fonction intérimaire en faisant acte de candidature à l’élection présidentielle. Seulement, l’expérience n’a pas été concluante : au second tour, il obtient 42% des voix contre 58% pour Georges Pompidou.Il redevient, une fois de plus, Président de la République intérimaire après le décès de ce dernier le 2 avril 1974.
Le Président suppléant prête-t-il serment avant d’entrer en fonction ?
La suppléance de la fonction présidentielle est organisée par la Constitution et intervient ipso facto dès que les conditions préalablement exigées sont réunies. Ce qui fait que le président suppléant remplace automatiquement le Président de la République sortant dans tous ses pouvoirs, sans investiture (prestation de serment, discours, passation de pouvoir, parades militaires,). Si le Conseil constitutionnel en décide autrement, le Président suppléant sera amené à prêter serment en séance publique et à faire une déclaration écrite de patrimoine déposée Conseil constitutionnel qui la rend publique.
Le Président suppléant n’est limité dans l’exercice de la fonction présidentielle que par les interdits constitutionnels : « Pendant la durée de la suppléance, les dispositions des articles 49, 51, 86 et 103 ne sont pas applicables » (article 40 de la Constitution). Concrètement, il ne peut accomplir les actes suivants : nommer et démettre le Premier Ministre ; nommer les ministres et secrétaires d’Etat, fixer leurs attributions et mettre fin à leurs fonctions;soumettre un projet de loi constitutionnelle ou tout projet de loi au référendum ou réviser la Constitution par voie parlementaire ou référendaire. En outre, pendant la suppléance, le Premier Ministre ne peut décider de poser une question de confiance sur un programme ou une déclaration de politique générale et l’Assemblée nationale ne peut provoquer la démission du Gouvernement par le vote d’une motion de censure.
Cette énumération laisse entendre que la Constitution permet au Président suppléant de prendre tout autre acte utile au bon fonctionnement et à la continuité de l’Etat. Aussi faut-il noter que la précarité de la suppléance suppose une retenue dans la gestion des affaires publiques.
A la suite du décès de Félix Houphouët-Boigny le 7 décembre 1993, le Président de l’Assemblée nationale Henri Konan Bédié, sans même attendre le constat du juge constitutionnel, s’est lui-même investi dans ses nouvelles fonctions, sans autre forme de cérémonie, quelques heures plus tard en ces termes : « La Constitution me confère dans cette dramatique situation les responsabilités dont je mesure le poids, les responsabilités de chef de l’Etat. Je les assume dès maintenant. Le pays sera gouverné pour tous les Ivoiriens et étrangers vivant sur notre sol ».
Au bout du compte, notre Constitution n’a pas compris que la qualité d’une norme constitutionnelle se mesure à sa capacité à anticiper les évènements cruciaux. C’est ainsi que la vacance de la présidence de la République reste un évènement inédit dans notre histoire démocratique et politique. Une première en ce qu’elle est radicalement différente de celle du Président Léopold Sédar Senghor qui avait minutieusement prévu et encadré sa succession par son Premier ministre Abdou Diouf. En attendant le dénouement politique et juridique de l’après 2 avril 2024, le peuple a perdu la réalité et même la simple illusion d’être le détenteur de la souveraineté.
Pr Meïssa DIAKHATE Dr Cheikh Omar Diallo
Agrégé en Droit public Docteur en Science politique
C’est bien !