L’interview est un genre journalistique, voire un art, difficile. L’intervieweur n’a qu’une partie des cartes en main. Beaucoup dépend en effet de l’interviewé, de sa personnalité, de sa capacité à exprimer ses idées et, surtout, de son envie de révéler ou non sa nature profonde, sans artifice ni recours à la langue de baobab ou aux méandres de circonlocutions interminables. Certains entretiens, quand votre interlocuteur joue le jeu ou ne peut s’empêcher de se dévoiler, constituent de vrais révélateurs : l’interviewé est comme nu face à vous, se livrant tout entier. Il faut être franc, ces entretiens sont très rares. Celui qu’Abdoulaye Wade a accordé à notre envoyé spécial à Dakar, Rémi Carayol, en fait partie (Jeune Afrique, n°2783, du 11 au 17 mai 2014).
Tout Wade y est. Le génie politique, le tribun hors pair, le visionnaire, mais aussi le bonimenteur, le fanfaron et l’irresponsable. Chez lui, les idées fusent et s’entrechoquent en permanence sous un crâne que l’on a toujours connu lisse comme un galet. Et se traduisent trop souvent en paroles un peu rapides. Sans doute aurait-il dû éviter de déclarer tout de go qu’il peut « renverser Macky Sall à tout moment » en lançant la population sur le palais. Sans doute aurait-il dû aussi épargner à nos lecteurs ses nombreux accès de fièvre narcissique, comme lorsqu’il évoque, entre autres, son « aura », « ses résultats » ou ces « millions de Sénégalais qui l’ont accueilli ». Peut-être aurait-il dû enfin se garder de dénoncer l’absence de démocratie dans son pays aujourd’hui, lui qui, hier, a si souvent essayé de s’affranchir de ses règles les plus élémentaires lorsqu’il était président. Notamment à la fin de son règne. Le pire, c’est qu’il n’a cure du qu’en-dira-t-on ou de la portée de ses propos…
Wade est unique et irremplaçable. Cela tombe bien, le contraire lui serait insupportable, même à son âge, même après plus de cinquante ans de combat politique, dont douze au pouvoir. Il entend ne pas disparaître des écrans radars médiatiques et compte continuer de prodiguer ses conseils (désormais contre rémunération), peser, chez lui, au Sénégal, à la tête d’un parti qu’il a fondé et dont il est peu probable qu’il en transmette les rênes de son vivant. Dans l’un des (nombreux) recoins de son cerveau, qui ne connaît pas le repos, il rêve toujours qu’on vienne le supplier, à genoux si possible, de se rendre au chevet de pays en crise pour y rétablir la paix. La Centrafrique le titille… Ceux qui se souviennent des résultats de son initiative dans la Guinée de Moussa Dadis Camara en ont des sueurs froides.
Wade, c’est Wade. On adore ou on déteste, l’indifférence étant rarement de mise. Mais qu’est-ce qu’on s’ennuierait sans lui !
Marwane Ben Yahmed, Jeune Afrique