Sans Yahya Jammeh, enfin la paix en Casamance ?

Le départ de l’autocrate gambien et les bons rapports que Dakar et Banjul entretiennent depuis l’arrivée au pouvoir de son successeur Adama Barrow permettent d’envisager la fin d’un conflit vieux de trente-cinq ans.

D’imposants piliers en béton commencent à émerger au milieu des flots. Sur chaque rive du fleuve Gambie, des dizaines d’ouvriers s’activent sous les grues, dans un bruyant vacarme mécanique. En ce milieu de journée, le soleil est écrasant et la chaleur étouffante, mais pas de quoi ralentir l’ardeur des équipes qui travaillent sur ce chantier chaque jour de la semaine. « Nous avançons à un bon rythme, se félicite Hernan, un des chefs espagnols qui dirigent les travaux. Si tout va bien, nous aurons terminé d’ici à la fin de 2018. »

Depuis qu’il a été évoqué la première fois, sous Léopold Sédar Senghor, jamais ce projet de pont transgambien à Farafenni n’avait paru aussi concret. Vital pour le désenclavement de la Casamance et l’amélioration des échanges entre le Sénégal et la Gambie, l’ouvrage a longtemps été bloqué par Dawda Jawara puis Yahya Jammeh, avant que finalement sa construction démarre péniblement au début de 2016.

Une fois achevé, ce pont sera assurément l’un des symboles de la nouvelle relation apaisée entre Dakar et Banjul. Depuis le départ de Jammeh, le 21 janvier, sous la pression militaire des troupes de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et l’entrée en fonction d’Adama Barrow, les deux voisins regardent à nouveau dans la même direction. Oubliées les poussées de fièvre et les fermetures inopinées de frontières qui ont jalonné les vingt-deux années de règne de l’ex-président gambien, l’heure est désormais au rapprochement et à la coopération.

Un conflit larvé

Pour le Sénégal, cette alternance démocratique en Gambie est surtout une bonne nouvelle pour le règlement du conflit casamançais, qui traîne depuis maintenant trente-cinq ans. Lors de la première visite officielle de son nouvel homologue à Dakar, début mars, Macky Sall n’avait pas manqué de mettre ce sujet sensible sur la table. « Nous souhaitons la paix et non la guerre en Casamance […]. Et nous comptons notamment sur le président Adama Barrow pour nous apporter son soutien dans la recherche de la paix », avait alors déclaré le chef de l’État sénégalais. « Nous ferons tout pour vous y aider », lui avait cordialement répondu son hôte.

En attendant de solder ce conflit larvé, la Casamance fait toujours figure de région lointaine du Sénégal. Pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir l’avion ou le bateau, il faut prendre la route et donc s’armer de patience pour rallier Ziguinchor depuis la capitale sénégalaise. Deux options s’offrent généralement au voyageur : contourner la Gambie via Tambacounda, pour un trajet d’environ quinze heures, ou traverser l’enclave gambienne à Farafenni en empruntant le bac, le ferry poussif qui transporte les véhicules d’une rive à l’autre du fleuve, faute de pont.

Après cinq heures de route depuis Dakar pour gagner l’embarcadère, la galère commence. En fonction du trafic et des pannes régulières des deux bacs effectuant la rotation, certaines voitures peuvent stationner une journée entière et les camions jusqu’à une semaine avant de pouvoir traverser. En cette fin de matinée du début du mois de mai, des dizaines de taxis-brousse, de minibus, et de gros-porteurs attendent patiemment leur tour sous un soleil de plomb.

« Ici, c’est l’enfer. Je fais régulièrement des allers-retours en Casamance, et c’est toujours la même chose : on reste bloqué à Farafenni pendant des heures », glisse Jean-Baptiste, costaud gaillard d’une trentaine d’années. Certains, après avoir glissé entre 5 000 et 10 000 F CFA (entre 7,5 et 15 euros) aux responsables du port, parviennent à doubler la queue, provoquant des scènes de colère dans le reste de la file. Après dix heures d’attente le long d’échoppes offrant rafraîchissements et sandwichs omelettes aux voyageurs fatigués, la nuit est tombée, mais le moment est enfin venu d’embarquer. Juste à temps pour pouvoir traverser la frontière avant sa fermeture, à 22 heures. Les malchanceux restés derrière passeront, eux, la nuit en Gambie.

Ce trajet laborieux n’est qu’une petite facette de la singularité de la Casamance par rapport au reste du Sénégal. Voilà trois décennies que cette région riche, souvent présentée comme le grenier du pays, est en proie à la rébellion armée du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC). Si les heures sombres du conflit semblent lointaines et si aucun incident majeur n’a eu lieu ces dernières années, il suffit de poursuivre la route nocturne jusqu’à Ziguinchor pour se rendre compte que cette région à part n’est pas encore totalement pacifiée.

De 22 heures à 6 heures du matin, plusieurs axes sont fermés à la circulation et les véhicules y restent bloqués à des check-points militaires. Interdiction de passer, en raison de l’insécurité qui subsisterait dans certaines zones. Des scènes visibles nulle part ailleurs au Sénégal. Après de longues négociations, la voie finit par se dégager à chaque barrage. Au milieu de la nuit, derrière la mangrove, apparaissent les lumières de Ziguinchor. En tout, près de vingt heures auront été nécessaires pour parcourir les 400 km séparant Dakar de la « capitale » casamançaise.

L’atmosphère paisible qui y règne – comme dans la quasi-totalité de la région – tranche avec les précautions prises par l’armée à certains endroits. Ainsi va aujourd’hui la vie en Casamance : la population vaque à ses occupations, les touristes se prélassent sur les plages de sable blanc de Cap Skirring, et les militaires et les rebelles du MFDC s’observent en chiens de faïence depuis leurs positions respectives. « Nous sommes face à un conflit de basse intensité, quasiment oublié, qui a créé au fil des ans une situation de “ni guerre ni paix” », explique Yannick Büchli, le coordonnateur régional du Comité international de la Croix rouge (CICR).

Une certaine lassitude

Depuis l’arrivée de Macky Sall au pouvoir, en 2012, une sorte de cessez-le-feu informel prévaut entre les combattants du MFDC et l’armée sénégalaise. Quelques accrochages éclatent parfois ici ou là, mais il n’y a plus de combats directs. « Il n’y a aucun problème tant qu’ils restent dans leurs cantonnements », glisse une source militaire locale, qui insiste sur la nécessité d’apaisement et de pacification. Tandis qu’Abdoulaye Wade s’appliquait à envoyer de l’argent aux chefs de la rébellion pour tenter d’acheter la paix, son successeur joue la carte de la discrétion et n’évoque que très rarement ce sujet quasi tabou. « Nous préférons agir plutôt que parler, justifie une source à la présidence. C’est efficace, car nous sommes dorénavant engagés dans un processus de paix irréversible, avec des résultats concrets sur le terrain. » Selon plusieurs observateurs, la stratégie présidentielle serait en réalité beaucoup plus simple : laisser le temps faire son effet, pour que la rébellion s’essouffle d’elle-même et qu’elle ne soit plus en posture de négocier.

Ce pari est-il en passe d’être réussi ? Pour beaucoup, le rapport des forces a basculé en faveur de l’État sénégalais, lequel profite indirectement de la lassitude des Casamançais vis-à-vis de ce conflit qui s’éternise. De son côté, le MFDC paraît affaibli, sur les plans tant militaire que politique. Selon des sources concordantes, il compterait tout au plus quelques centaines de combattants, disséminés dans plusieurs maquis au cœur de la brousse. Le mouvement indépendantiste est en outre miné par des querelles internes entre ses différentes factions, sans oublier des éléments de la diaspora qui tentent d’imposer leurs vues de l’extérieur.

Pour Adama Barrow, il est hors de question de maintenir les liens que son prédécesseur avait noués avec le MFDC

Le départ de Yahya Jammeh n’a pas arrangé les affaires du MFDC. Il a notamment été un coup dur pour Salif Sadio, le commandant du front nord, avec lequel l’État sénégalais a entamé des discussions de paix en 2012 sous l’égide de la communauté Sant’Egidio. Ce chef rebelle, considéré comme le plus radical et le mieux armé, était soutenu depuis 2006 par l’ex-président gambien, qui s’en servait comme d’un moyen de pression sur le Sénégal. Installés dans le nord de la Casamance, lui et ses combattants avaient leurs bases arrière en Gambie, où ils circulaient librement du temps de Jammeh. Leur protecteur exilé en Guinée équatoriale, Sadio et ses hommes se retrouvent dans une situation délicate, pris en tenaille entre l’armée sénégalaise au sud et les troupes de la Micega (la force de la Cedeao en Gambie) – essentiellement composées de soldats sénégalais – au nord, de l’autre côté de la frontière.

Pour Adama Barrow, il est hors de question de maintenir les liens que son prédécesseur avait noués avec le MFDC. Accueilli et protégé par le Sénégal lors de la crise postélectorale, le chef de l’État gambien a tout intérêt à préserver les bonnes relations qu’il entretient avec ses voisins. « Certains commencent à critiquer sa proximité avec Dakar, mais, du moment que la souveraineté nationale n’est pas menacée, il a tout à gagner d’une coopération bilatérale étroite », souffle une source diplomatique à Banjul. Il n’en demeure pas moins des interrogations de taille, en particulier sur l’attitude de certains militaires gambiens « pro-Jammeh » – parfois intimement liés au groupe de Salif Sadio – qui pourraient mettre à mal cette posture officielle. Fin avril, des échanges de coups de feu entre des soldats sénégalais de la Micega et des militaires fidèles à Jammeh, dans son fief de Kanilaï, avaient ravivé la crainte de troubles sécuritaires.

Si le départ de l’ex-autocrate gambien a affaibli Salif Sadio, il a aussi contribué à rapprocher les différentes factions rivales du MFDC. En janvier, lors de l’intervention militaire de la Cedeao en Gambie, plusieurs chefs rebelles craignaient d’être attaqués par l’armée sénégalaise. Ils ont donc mis de côté leurs vieux clivages et passé un accord informel de défense mutuelle en cas d’offensive contre leurs positions. Depuis, certains veulent profiter de ce timide dialogue pour essayer de réconcilier les deux frères ennemis du MFDC, qui se vouent une haine tenace depuis plus d’une décennie : Salif Sadio et César Atoute Badiate, le commandant du front sud, qui a autorité sur la plupart des cantonnements rebelles.

Ce rapprochement s’inscrit dans la logique de réunification voulue par plusieurs cadres du mouvement indépendantiste. Leur objectif est de réconcilier l’ensemble des factions militaires et politiques pour tenir dès que possible des « assises inter-MFDC » afin de désigner un secrétaire général légitime puis de parler d’une seule et même voix face au gouvernement sénégalais. Jusqu’à présent nombreux à proposer leurs bons offices, les médiateurs externes – surnommés ironiquement les « Monsieur Casamance » par les rebelles, qui les accusent de faire des profits grâce au conflit – ne sont plus les bienvenus dans les différents maquis, ou l’on entend désormais régler les problèmes entre soi.

Dialogue de sourds

Depuis la Guinée-Bissau, où ils ont leurs bases arrière quand ils ne sont pas dans le maquis, les responsables du front sud du MFDC continuent de réclamer l’indépendance de la Casamance. Attablés dans une auberge de São Domingos, ville bissau-guinéenne située à une vingtaine de kilomètres de Ziguinchor, Pierre Édouard Sambou et Jérôme Diédhiou, deux intimes de César Atoute Badiate, affirment ne faire « que se défendre » face à l’armée sénégalaise et se disent favorables à une « résolution pacifique » du conflit. « La rébellion n’est pas affaiblie. Nous sommes même mieux armés et plus puissants qu’avant, assène Jérôme Diédhiou, alias “Ban Ki-moon”. Nous sommes prêts à discuter avec le gouvernement sénégalais, mais à une condition : que la question de l’indépendance soit mise sur la table. »

Sauf que cette option est totalement inenvisageable pour Dakar… Le dialogue de sourds semble donc parti pour durer, aucune des parties n’étant prête à faire des compromis. Dans ce contexte figé, face à une rébellion en perte de vitesse, l’État sénégalais n’a pas intérêt à se presser. Il continue à appliquer sa stratégie de « paix par le développement » à travers différents plans destinés à moderniser la région, comme le Projet pôle développement de la Casamance (PPDC), qui finance différentes infrastructures publiques, le Programme d’urgence de modernisation des axes et territoires frontaliers (Puma), destiné à désenclaver les villages en zones frontalières, ou encore le classement de la Casamance en zone touristique d’intérêt national jusqu’en 2024, pour appuyer la relance de l’industrie touristique locale.

Sur le terrain, la situation se normalise progressivement. Selon le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), 10 000 Casamançais sont toujours réfugiés en Guinée-Bissau, et 7 300 en Gambie, mais les gens reviennent peu à peu, notamment grâce à l’aide de différentes ONG locales et internationales. À deux kilomètres de la frontière avec la Gambie, le petit village de Kouram est situé entre un cantonnement de l’armée sénégalaise, où sont visibles pick-up et blindés légers, et une position du MFDC.

Totalement déserté après de violents combats, en 2006, il revit depuis 2012. « Nous avions tout perdu : nos maisons, notre bétail, nos jardins maraîchers… Aujourd’hui tout ça appartient au passé, et des familles réfugiées en Gambie reviennent chaque mois s’installer ici », témoigne Lamine Coly, le chef du village. Dans cette zone majoritairement diola, l’ethnie de Jammeh, les habitants ont craint pour leur sécurité lors de la crise postélectorale gambienne. Il n’y a finalement pas eu de heurts, mais aujourd’hui certains ne cachent pas leur nostalgie de « Yahya », qui faisait régulièrement profiter les Diolas de ses largesses, des deux côtés de la frontière.

Malgré cet apaisement perceptible sur le terrain, les défis restent nombreux en Casamance

Malgré cet apaisement perceptible sur le terrain, les défis restent nombreux en Casamance. Héritées du conflit, les mines constituent toujours une menace pour les populations et un frein au développement de certaines localités. D’après le Centre national d’action antimines au Sénégal (Cnams), 430 mines antipersonnel ont été détruites dans la région ces dix dernières années, mais il resterait encore une trentaine de zones « suspectes », pour une superficie totale de 485 000 m², qui n’ont pas encore été déminées.

Au fil des ans, différents réseaux de trafics et de contrebande ont aussi prospéré dans ces territoires frontaliers peu ou pas contrôlés par l’État. Bois de vène et de rônier, noix d’anacardes, chanvre indien, cocaïne transitant par la Guinée-Bissau… Tout ou presque est bon pour gagner de l’argent. Bien souvent, les combattants du MFDC sont pointés du doigt, accusés de profiter de leurs armes et de leurs sanctuaires pour se livrer à ce type de trafics. De leur côté, les cadres de la rébellion incriminent les responsables militaires ou administratifs locaux, qui selon eux fermeraient les yeux et s’enrichiraient sur ces activités illégales.

Lutter contre les trafics

Depuis le départ de Yahya Jammeh, les choses bougent timidement, les autorités gambiennes ayant notamment affiché leur volonté de renforcer les contrôles aux frontières et d’améliorer la coopération avec les services de sécurité sénégalais.

Début mai, conformément aux engagements pris deux mois plus tôt par Macky Sall et Adama Barrow à Dakar, les ministres de l’Environnement sénégalais et gambien ont par exemple signé une convention conjointe de lutte contre le trafic de bois, qui provoque une déforestation massive de la Casamance. « Le trafic de bois de vène [un bois rose très prisé en Chine] a légèrement baissé, mais des charrettes continuent à traverser chaque jour la frontière », explique Haïdar El Ali, ex-ministre sénégalais de l’Écologie et auteur d’une enquête remarquée sur ce problème.

Cette confiance retrouvée entre le Sénégal et la Gambie permettra peut-être de mieux lutter contre ces différents trafics. Quant à la résolution du conflit casamançais, elle se fera sans doute encore attendre, faute de réelle volonté de négocier de la part des belligérants.

Source: Jeune Afrique

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