L’intellectuel en exil

1- Typologie et caractéristiques

Il ne s’agit précisément pas d’un exil forcé, mais d’un exil volontaire : celui d’un individu ayant bien le choix de rester et de ne pas rester dans son pays natal. A la suite de tant d’hésitations et de tergiversations, il décide de prendre son destin en main et le choix, son choix, porte sur le départ en exil, sans que l’autorité locale l’y oblige. Voila ce qui peut donner un sens plein et précis à l’idée exprimée par le juriste Hugo Grotius, vers la fin de l’époque médiévale, en ces termes : « If my country can do without me, i can do without her. The world is large enough ». (Si ma contrée peut se passer de moi, je peux me passer d’elle. Le monde est assez vaste). Cette indifférence réciproque n’est plus de mise. Le pays peut maintenant se passer du citoyen contingent, non nécessaire, sans causer trop de dégâts, alors que le citoyen serait confronté à des difficultés réelles s’il veut se passer de son propre pays.
A notre époque, la situation de l’intellectuel a radicalement changé, et également ont changé les circonstances spatio-temporelles. L’évolution des conditions sociales aboutit à donner un statut particulier aux intellectuels. Ces derniers, en effet, sont devenus de simples citoyens interchangeables. Nul n’est plus ni indispensable ni nécessaire à la bonne marche du système social.

Le drame véritable de l’intellectuel est son sentiment de contingence et d’interchangeabilité. Tout citoyen qui quitte son poste de travail, est immédiatement remplacé par un autre plus ou moins compétent que lui, mais apte quand même. Les prétendants se comptent par milliers. L’intellectuel dans son for Intérieur sait qu’il est un élément contingent, tout comme les autres.
Même la publication périodique des chiffres sur le taux de chômage qui frappe les couches de la population vise, entre autres objectifs, à attirer l’attention de l’intellectuel lui-même sur sa propre contingence et son interchangeabilité. Beaucoup d’hommes et de femmes issus de toutes les classes d’âge chôment et déambulent dans le marché du travail, sans l’obtenir. Ainsi peut-il se dire : « je l’ai échappé belle », lorsqu’il est convaincu qu’il a obtenu du travail, sans peut-être en avoir l’envie, et ce depuis belle lurette.

Le contexte sociologique étant ce qu’il est, il est légitime de se poser la question de savoir ce qui peut conduire l’intellectuel à songer à l’exil et au départ définitif. La réponse à cette question n’est pas aisée. Les motifs de l’exil volontaire sont très variés et dépendent de diverses circonstances historiques et sociologiques. Mais deux facteurs, deux données immédiates, se dégagent du lot : le rejet du régime sociopolitique et/ou la quête d’une vie meilleure. Néanmoins, l’intellectuel exilé se refuse souvent à accepter ces deux données immédiates comme causes principales de son départ pour l’exil et invente des motifs opposés pour se voiler la face.
Franz Neumann, juriste allemand de la théorie critique, courant d’idée auquel appartenaient des célébrités mondiales comme Adorno, Marcuse et Habermas, a identifié deux types d’émigration intellectuelle. L’exil intellectuel peut être interne, psychologique, lorsque le concerné reste dans son pays, mais opte pour se taire, ne pipant mot sur la situation politique et sociale de son pays. Il se peut qu’il écrive des pamphlets virulents, avec un style mordant, mais dans une clandestinité totale. Le trouillard n’ose rien publier.

L’exil peut être externe, physique, lorsque l’intellectuel quitte sa terre natale avec regret et amertume. Ce ne serait pas étonnant que les conditions de vie sociale et professionnelle qui l’encerclent de toute part, suite à l’étouffement et à l’asphyxie, donnent naissance à la stylisation nostalgique de la vie professionnelle. Neumann met également l’accent sur la double ambigüité de la conduite de l’intel lectuel exilé chez qui l’on décèle un rejet catégorique du régime en place et en même temps une incapacité avérée d’attaquer ouvertement ce même régime. Neumann procède de la sorte pour décrire la situation de l’intelligentsia allemande en exil aux pays anglo-saxons, dans les années 30 du siècle dernier. Cependant, pour ce qui concerne nos propres exilés intellectuels, l’aspect interne du phénomène peut se manifester autrement. Il peut s’agir d’un silence assourdissant par dégoût ou par lassitude face à la pratique politique négative. Par ailleurs, l’exil interne de l’intellectuel peut être une émanation de l’ambition et de l’aspiration à hisser son statut social personnel, en se métamorphosant en un être parasitaire tournoyant autour de la haute sphère du pouvoir politique en place. Pour servir le Prince et la Princesse et bénéficier, en contrepartie, des largesses et de la générosité des tenants du pouvoir,

l’intellec tuel accepte de s’exiler intérieurement en se reniant lui-même, en abdiquant son rôle de critique social, en se taisant en tant qu’artisan d’idées, et en se transmuant en un amplificateur sonore d’énormes décibels, ou en un tonneau creux. Ce n’est pas mal, pourvu que ça dure et que ça permette de mener une vie d’aisance et de plaisir. Ce cas de figure traduit fidèlement la capacité énorme du pouvoir politique de démasquer, avec ses pièges, les ambitions inavouées de l’intellectuel et de l’artiste, chez qui l’être et le paraître se contrastent.

2 – Conséquences

Il est fondamental de se poser la question de savoir ce que l’intellectuel peut apporter avec lui au lieu d’exil. La réponse est sans ambigüité : c’est son savoir. Neumann encore a repris cette question cruciale de l’apport de l’intellectuel pour le compte des exilés allemands. En effet pour lui, l’intellectuel peut d’abord transplanter son statut social ou « sa base sociale », selon l’expression de Neumann. La situation de l’exilé est confortable s’il parvient à trouver des similitudes structurelles, sur place, entre l’audience restée en terre natale et l’audience trouvée sur la terre d’accueil. Cela est incontestablement une situation privilégiée exceptionnelle, qui rendrait possible le transfert du statut en question.

A propos des conséquences proprement dites de l’émigration intellectuelle, Neumann écrit: « If the intellectual has to give up his country, he does more than change his residence. He has to cut himself off from an historical tradition, a common experience; has to learn a new language; has to think and experience within and through it, has in short, to create a totally new life. It is not the loss of a profession, of property, of status – that alone and by itself is painful – but rather the weight of another national culture to which he has to adjust himself. » (Si l’intellectuel doit abandonner son pays, il a à faire plus que de changer sa résidence. Il a à se séparer d’une tradition historique, d’une expérience commune ; il doit apprendre une nouvelle langue ; il doit penser en cette langue et mener des expériences à travers elle ; bref, il a à créer une vie totalement nouvelle. Ce n’est pas à la perte d’une profession, d’une propriété, d’un statut – qui, à elle seule et par elle seule, est pénible – mais plutôt au poids d’une autre culture nationale qu’il doit s’adapter).

Ce type d’émigration intellectuelle a donc des conséquences plus graves que celles des autres types. Ici il ne s’agit pas d’une simple séparation physique d’avec la terre natale, mais d’une rupture radicale, d’une aliénation totale. D’autant plus que même les fréquentes visites au pays natal ne sauraient escamoter les sentiments d’amertume et de dégoût.

Si, par exemple, l’intellectuel, et particulièrement l’universitaire allemand en exil peut avoir deux attitudes contradictoires face à la réalité culturelle et civilisationnelle du lieu d’exil : soit surestimer la culture locale, soit la mépriser ; si l’intellectuel d’un pays développé en exil peut réussir, avec beaucoup plus de facilité, son adaptation et son intégration dans un système étranger, grâce aux similitudes culturelles, l’intellectuel issu du Tiers-Monde, dans son exil occidental, étant donné qu’il n’apporte pas un sang neuf dans le domaine de sa spécialité a, pour sa part, un sentiment de contingence beaucoup plus accentué. Les divergences méthodologiques font naître chez l’intellectuel du Tiers-Monde l’étonnement, le sentiment de culpabilité et la volonté farouche de revenir un jour dans son pays natal en apportant du sang neuf à l’édifice épistémologique des sciences humaines, tel qu’il est construit dans son propre pays. Le sentiment d’être coupable vient du constat que son départ en exil a causé un déséquilibre notoire dans l’institution scolaire et particulièrement universitaire du pays d’origine qui a fait de lui ce qu’il est, et qu’un autre pays est en train de tirer profit de lui et de son savoir. Quelle ingratitude ! Quelle trahison ! Quelle ignominie ! Excusez du peu.

La terre d’exil peut réserver à l’intellectuel issu d’un pays en voie de développement des surprises réelles désagréables, dégradantes. Il peut être réduit à la servitude, et le fait d’être marchant ambulant dans les grandes avenues, en perpétuelle fuite à la vue de la méchanceté policière des Ricains, en est une forme. Il est par ailleurs très fréquent que l’intellectuel sous-développé méprise et déteste sa propre culture autochtone. C’est cette aversion pour la culture locale qui est la forme extrême de l’aliénation humaine.

De toute évidence, l’intellectuel en exil ne saurait mener une vie équilibrée enviable. Par conséquent, il est du devoir du pouvoir politique central du pays d’origine de bien gérer ses propres ressources humaines, en mettant en place un mécanisme adapté qui permette au pays sous-développé l’évitement de l’hémorragie interne qui consiste dans la fuite des cerveaux. C’est la forme la plus sournoise d’une pratique séculaire que l’on a baptisée depuis des décennies « le pillage du Tiers-Monde ».

Une contribution de Babacar Diop

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